Diffa : quand l’état d’urgence entrave l’accès aux urgences médicales

0
310
(Image d'illustration) / Ph : DR

L’accès aux soins de santé dans la ville de Diffa durant les heures du couvre-feu est très limité à cause d’une insuffisance significative d’ambulances dans les formations sanitaires et les services d’urgence. A côté de ce problème de matériels roulants, les acteurs du secteur décrient également l’insuffisance des appareils et intrants médicaux, pendant que les acteurs de la société civile et les usagers y ajoutent l’indisponibilité du personnel secouriste et soignant.

Vendredi 22 Mars 2024, il fait environ 00h15 dans la ville de Diffa. A cause du couvre-feu nocturne, décrété depuis neuf (9), les rues sont vides, maisons et commerces sont fermés. Un calme paisible règne dans toute la cité, mais souvent interrompu par les aboiements des chiens qui circulent librement dans ces rues vidées des habitants.

 L’éclairage public permet de contempler les coins éclairés de la ville à perte de vue. Dans ce  no man’s land nocturne, le seul réconfort possible pour celui qui serait obligé de sortir  est la multitude de postes de sécurité érigés dans tous les coins et recoins de la ville.  

Nous parcourons ces rues à bord d’une ambulance des sapeurs-pompiers pour aller chercher une femme en état de travail dont la famille a requis l’évacuation vers un centre de santé.  Notre présence dans cette ambulance aux côtés de l’équipage à cette heure où les habitants sont cloitrés dans leurs demeures est rendue possible grâce à une autorisation spéciale que le Commandant régional des sapeurs-pompiers nous a accordée.

Arrivés à l’adresse de la famille requérante, nous avons trouvé la femme enceinte accroupie, soutenue dans sa position par ses proches. Elle est embarquée en même temps que deux autres femmes qui l’accompagnent.   

Après environ 10 minutes de trajet, nous sommes arrivés au Centre Mère et Enfant (CME) où elle a est admise. Mme Hadiza Chayabou, l’une des accompagnantes de la patiente, se dit satisfaite de la promptitude avec laquelle le service d’ambulances a répondu à leur sollicitation.

 De retour à la caserne des pompiers, une autre famille sollicite l’ambulance militaire vers 1 heure du matin. A moins de 20 minutes nous sommes arrivés à l’adresse, dans un quartier périphérique  de la ville. C’est encore une femme qui souffre d’une maladie obstétricale après accouchement. Elle saigne beaucoup. L’ambulance l’embarque avec quelques membres de sa famille, dont son mari. Elle a également été conduite et admise au CME.

Son époux, Monsieur Lawan Aboubacar se réjouit de l’évacuation en ces termes : « l’ambulance n’a vraiment pas mis du temps à nous secourir. Ils nous ont aidés au moment où nous en avons le plus grand besoin. Je suis vraiment satisfait ».

Selon le constat que nous avons fait sur place, ces deux évacuations ont été toutes opérées avec la même ambulance et le même équipage. La ville de Diffa comme tout le reste de la Région est placée sous état d’urgence depuis 2015, début des attaques du groupe armée non étatique connu sous le nom de ‘’Boko Haram’’ dans plusieurs localités de la Région. L’état d’urgence qui est un  régime conservatoire, implique plusieurs mesures sécuritaires, dont le couvre-feu nocturne.

Dans ce contexte, seules les ambulances militaires ou très souvent celles des centres de santés sont autorisées à faire les évacuations sanitaires durant les heures du couvre-feu, de minuit à 5 h du matin. 

Pour garantir la continuité des services de soins durant les heures de restriction de mouvement, les responsables des hôpitaux, maternités, services de secouristes et forces de l’ordre et de sécurité ont mis en place un système d’évacuation sanitaire sous le contrôle du gouvernorat.

« Nous avons pris des dispositions avec les forces de défense et sécurité (FDS) sur cette question et les populations ont les contacts des responsables des FDS  pour assurer la régularité de services des centres sanitaires durant la période de couvre-feu », déclare le gouverneur de la Région, le Général de Brigade Ibrahim Bagadoma.

Une panoplie d’acteurs à la charge…

 Le centre hospitalier régional (CHR) est la plus grande formation sanitaire de la ville et de toute la Région de Diffa. « Depuis que le couvre-feu a été institué à cause de l’insécurité dans la Région de Diffa, nous nous sommes adaptés pour prendre en charge les patients durant les heures du couvre-feu en mettant en place  un système  qui permet  aux malades  d’avoir accès aux soins du CHR de Diffa », indique Dr Oumar Sountal, directeur du centre hospitalier.

Les évacuations concernent également les urgences obstétricales. Sur ce plan, c’est le CME qui est le centre régional de référence.  « Le centre Mère et Enfant est un centre de niveau 2. Nous avons deux modes  d’admission : soit le malade est ramené par les pompiers, soit notre ambulance se déplace  pour amener le malade après avoir informé la sécurité », explique le directeur de l’établissement, Edmond Alloké Toussaint.

Si ces formations sanitaires utilisent leurs ambulances pour aller chercher les malades de jour comme de nuit, le service de la protection civile (groupement des sapeurs-pompiers) reste le maître des évacuations sanitaires. Ses opérations se déroulement sous le commandement du Chef de bataillon Omar Hamani. « A l’heure actuelle, nous disposons  de deux (2) bonnes ambulances  qui sont opérationnelles », indique le directeur régional de la protection civile.

Selon le coordinateur des organisations de la société civile de la Région de Diffa, Monsieur Marah Mahamadou, la mise en place du système d’évacuation a vu le jour grâce, en partie, aux plaidoyers que les acteurs de la société civile ont menés. « C’est un service mobile qui consiste à aller chercher les malades ou les femmes en état de travail », reconnait-il, même s’il trouve que « c’est un service difficile d’accès ». « L’accès aux soins de santé est très difficile. Le déplacement est limité », regrette le coordinateur de la société civile dans la Région.     

…des évacuations controversées pour insuffisance d’ambulances…

Le coordinateur des organisations de la société civile de la Région de Diffa porte plusieurs  autres griefs à ce système d’évacuation dont il revendique être l’un des instigateurs. « Nous avons l’habitude  de recevoir  les plaintes des malades  qui disent  quand ils appellent  le 18 (numéro d’urgence), on ne décroche pas et quand on décroche, on dit aux malades  de sortir dans les grandes artères  pour qu’on puisse  le voir. Cela peut le conduire à tomber dans une embuscade ou être attaqué », note M. Marah.

Il souligne par ailleurs que « souvent, avant que les agents de secours n’arrivent, les femmes accouchent ou les maladies s’aggravent, parce qu’ils mettent beaucoup de temps avant de venir (…) Tout ceci montre à quel point l’insécurité agit sur le secteur de la santé », fait-il remarquer. Yacine Mamoudou, un agent de l’Etat ayant servi dans la Région, raconte avec amertume sa mauvaise expérience avec le service d’urgence médicale. 

« Seul le service de la protection civile se déplace pour aller chercher les malades durant les heures du couvre-feu. Mais un jour, quand j’étais malade, j’ai passé dix-neuf (19) coups fil à ce service sans succès. J’avais très mal au ventre durant toute la nuit. Mais comme je n’arrivais pas joindre le service d’urgence, j’ai pris mon mal en patience jusqu’au petit matin pour me rendre à l’hôpital et me faire soigner », se souvient le trentenaire.

 Avec une population de 116 224 en 2023, selon l’INS, la ville de Diffa abritait également 101. 156 réfugiés ; 21 264 retournés et 28 496 déplacés internes en 2021, même si une bonne partie de ces réfugiés et déplacés internes a rejoint ses localités d’origines au cours de la même année.

Avec cette masse populaire, la ville de Diffa compte moins d’une dizaine d’ambulances, dont seulement quelques-unes sont opérationnelles et autorisées à évacuer durant les heures du couvre-feu. Le directeur régional de la santé publique parle d’une dizaine ambulances pour toute la ville. La plus part ne sont pas opérationnelles, a-t-on appris de diverses sources.  

Du côté de la société civile, on soutient qu’il n’y a qu’une seule ambulance opérationnelle pour toute la ville, celle de la protection. « Il y a une insuffisance criarde des moyens logistiques (ambulances)  dans la ville de Diffa même, à plus forte raison en ce qui concerne toute la Région. C’est le service de la protection civile (sapeur-pompiers)  qui a à sa disposition une ambulance », soutient l’acteur de la société M. Marah.

Le Gouverneur de la Région précise que  « durant certaines heures de la nuit, pour des raisons de couvre-feu, seule la protection civile est autorisée  à effectuer les transports d’urgences  vers les formations sanitaires ».

 Si l’on s’en tient à la déclaration du chef de l’Exécutif régional, la ville de Diffa ne dispose que des ambulances de la protection civile pour transporter les malades durant les heures du couvre-feu  vers les centres de santé. Or cette structure a deux (2) ambulances. Ce qui nous amène à la conclusion selon laquelle la ville  de Diffa, fort de plus de 116 200 habitants, ses camps de réfugiés et ses camps de déplacés internes, a officiellement deux (2) ambulances autorisées à transporter les malades durant le couvre-feu. 

…et la communauté, en partie responsable.

Les efforts fournis par les acteurs des évacuations et prises en charge sanitaires durant les heures de couvre-feu sont souvent compromis face à certaines « mauvaises » pratiques de la part de la communauté.

« Une autre difficulté est qu’il y a beaucoup  de fausses alertes. Par exemple en 2023, nous  avons enregistré  jusqu’à 66 fausses alertes. Quand une fausse alerte est émise, c’est une fois que nous allons sur le terrain, à l’adresse indiquée, que nous nous rendons compte  que c’est une fausse alerte. A côté de ces fausses alertes, nous recevons  de centaines et des centaines d’appels  chaque jour de la part des plaisantins, comme des enfants qui appellent pour demander de crédits de communication, des filles qui disent qu’elles ont tout simplement envie de causer », déplore le commandant des sapeurs-pompiers.

En ce qui concerne la prise en charge médicale, le Directeur régional de la santé publique estime que la communauté doit s’impliquer davantage. « Parfois, c’est le retard dans le recours aux formations sanitaires qui fait en sorte que les urgences surgissent et malheureusement tard  dans la nuit. Or, dès qu’on  sent les premiers signes, il faut  faire recours pendant qu’il est temps », affirme le responsable sanitaire.

Selon la source « la plupart des urgences, comme nous l’avons remarqué, résultent du recours tardif aux  formations sanitaires. Ce qui fait en sorte que les choses se compliquent durant la nuit et il n’y a à rien à faire que d’évacuer. Il y a des évacuations qui sont dans l’ordre normal des choses et certaines résultent vraiment de la négligence ».

Au sujet des fausses alertes, l’acteur de la société civile M. Marah s’inscrit en faux. « Je ne suis pas d’accord qu’il ait beaucoup de fausses alertes. Quand les gens les appellent, ils leur disent de sortir de chez eux pour venir sur dans les grandes artères. Quand tu dis à un malade  de sortir de chez lui sinon tu ne vas pas aller le chercher,  il peut renoncer. (…) Ce renoncement  de la part  du demandeur qu’on ne trouve pas sur le lieu du rendez-vous peut être perçu  par ces services comme une fausse alerte », réagit-il.

« Je comprends qu’il puisse y avoir des fausses alertes, mais les gens viennent nous dire qu’il y a plusieurs coups de fil restés sans réponse », nuance le défenseur de droits civiques. 

Pour résoudre les problèmes liés aux évacuations médicales durant les heures du couvre-feu, les acteurs interrogés se sont accordés sur la nécessité surtout de doter les formations sanitaires et le service de la protection civile de plus d’ambulances, de renforcer les ressources humaines et matérielles, de sensibiliser la communauté sur la disponibilité des services d’urgences et sur l’utilisation appropriée de la ligne téléphonique d’urgence, entre autres.

En principe, les évacuations sanitaires, partout sur le territoire nigérien, sont avant tout la mission du service d’aide médicale d’urgence (SAMU). Cette structure, créée à travers un décret du 12 juin 2020, a la responsabilité de la prise en charge pré-hospitalière des personnes en détresse médicale. Le même décret prévoit la création d’une antenne dans chaque région du pays.

Le 13 septembre 2021, un arrêté du ministère en charge de la santé publique a acté la création de ces antennes régionales. Mais par faute de moyens et de manque de volonté politique, la création de  ces antennes peine à se concrétiser. C’est donc à défaut d’une antenne opérationnelle du SAMU à Diffa, et dans toutes les autres régions, que les sapeurs-pompiers et les autres acteurs du secteur continuent à avoir la primauté des évacuations d’urgence médicale.

Cette enquête a été réalisée par Mahamane Sabo Bachir dans le cadre du projet « Renforcement de capacités des journalistes pour enquêter sur les violations des Droits Humains dans le Bassin du Lac Tchad », mis en œuvre par le journal « L’Evènement en collaboration avec le Centre pour l’Innovation du Journalisme et le Développement (CJID).