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Devenir islamiste : essai sur la conversion idéologique Hassan Rachik1 Nous avons esquissé une approche de l’idéologisation de la religion où nous avons essayé d’analyser le contexte social et les processus intellectuels et sociologiques, examinant comment une religion est transformée en idéologie2 (Rachik, 2009, 2012). Dans ces travaux, nous avons centré sur l’acteur en tant que producteur et sur le public en tant qu’usager et demandeur d’une nouvelle conception de l’islam. Dans le présent texte, nous examinons la conversion idéologique, c’est-à-dire le passage de pratiques et de croyances ordinaires de l’islam à des croyances soutenant un projet politique référant à l’islam. Nous manquons encore de données pour fournir une description ethnographique des conversions idéologiques. Les études relatives à l’islamisme escamotent le processus de conversion et d’adhésion idéologique. La majorité couvre de longues périodes et traite d’une infinité de questions en rapport avec un acteur individuel ou collectif. En relisant la littérature sur la Jeunesse Islamique, par exemple, j’étais, dans la majorité des cas, devant des textes qui se répètent les uns les autres. Notre projet, que nous entamons par ce texte, est modeste. Nous décrirons comment des individus se détachent progressivement de la communauté religieuse dans laquelle ils étaient socialisés pour adopter une nouvelle vision de la religion. Pour ce faire, nous partons de témoignages de militants, alors jeunes lycéens, ayant appartenu à la Jeunesse Islamique créée entre 1969 et 19723. Ces témoignages (une quarantaine) sont présentés sous 1 Université Hassan II, Casablanca. Rachik, Hassan : – « How Religion turns into Ideology », in The Journal of North African Studies, 2009, Volume 14 Issue 3, p. 347-358. – « De l’idéologisation de la religion », In Rahma Bourqia (dir.), Territoire, localité et globalité, Paris, L’harmattan, 2012. 3 Mohamed Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 2 186 Du Maghreb et d'ailleurs formes d’entretiens.4 C’est une aubaine qui nous a encouragés à poser la question de la conversion idéologique. Dans leurs cas, comme dans d’autres, faiblement documentés (Rachid Rida, Abdesslam Yassine…), il ne s’agit point d’un retour à la religion (ils ne l’ont jamais quittée) mais d’un passage d’une religiosité, dite héritée, à de nouvelles croyances idéologiques. Notre but est de comprendre ce processus en l’approchant des positions sociales des acteurs, de leurs dispositions, motivations, et des réseaux sociaux qui en sont les supports sociologiques5. Parler de conversion pose d’emblée un problème de vocabulaire. Le mot « conversion » n’a pas d’équivalent constant en arabe. Pour décrire une conversion religieuse, on dit « telle personne i’tanaqa (adopter) telle religion ». Dans nos cas, où l’on garde sa religion, le mot le plus proche serait « tahawoul » utilisé en arabe pour signifier une transformation ou une mutation. Les acteurs étudiés décrivent leurs conversions en des termes variés (inkhirate, adhésion ; iltizame, engagement…). Décrire une conversion, c’est d’abord identifier, dans les termes des acteurs, ce qu’on quitte, ce qu’on abandonne et ce qu’on adopte. C’est facile lorsqu’il s’agit de deux religions ou de deux idéologies. Ça l’est moins lorsqu’on est devant deux versions d’une même religion. Mais même dans ce cas, les acteurs distinguent entre la religiosité (tadayoune) reçue à la maison et dans d’autres espaces de socialisation traditionnels (école coranique, confrérie) et « l’engagement véritable » (iltizame haqiqiqi), « l’adhésion à la prédication et au mouvement islamiste » (al-inkhirate fi al da’wa wa al haraka al islamiya).6 D’autres parlent tout simplement de « commencement » : « C’est ainsi qu’a commencé mon rapport avec l’islam de prédication (islam da’awi) ou l’islam activiste (islam haraki) »7. cop. 1999, p. 227-232. Certains d’entre eux font partie de l’élite politique. Citons Abdelilah Benkirane, chef du gouvernement actuel (janvier 2012), Mostafa Ramid, Ministre de la justice et des libertés publiques, Baha Abdellah, Ministre d’Etat, Saâdeddine Othmani, ex. Ministre des Affaires étrangères, Mohamed Yatime, parlementaire. 4 Bilal Talidi, (ed.) Mémoire du mouvement islamique au Maroc (en arabe), 4 vol., Rabat, Publications at-Tajdid, 2008-2010. Pour la petite histoire, j’ai acheté ces livres en compagnie d’El-Ayadi (Casablanca, Salon international de l’édition et du livre, février, 2013). 5 Nous sommes conscients des limites des documents analysés qui sont le produit d’acteurs répondant, dans des contextes différents, à des questions différentes. Nous n’avons pas, par conséquent, accès au même type d’information pour comparer les différentes conversions. Parfois, pour certains acteurs, l’information fait tout simplement défaut. 6 Ibid., vol. 1, p. 10. 7 Ibid., Boukhoubza, vol. 2, p. 4. Devenir islamiste : essai sur la conversion idéologique 187 Illustrations Pour avoir une idée de notre objet, commençons par quelques cas de conversion. Nourdine Dakir est né en 1953 dans un quartier populaire de Casablanca. Le décès de son père, en 1967, l’affecta fortement. Il commença à prier de façon régulière. Depuis, il assista aux cours de plusieurs prédicateurs dans différentes mosquées et à l’association Ançare al-islam qui avait un siège dans son quartier. En 1970, il intégra la jama’at al-tabligh (désormais Tabligh) et participa à leur rencontre hebdomadaire (veille du vendredi) et deux fois à leurs sorties. Il y resta deux ans. Il y apprit l’éducation spirituelle, la prière de la nuit (qiyame al-layl), le jeûne surérogatoire, et l’attachement à la prière en assemblée à la mosquée. Il rappelle que l’un des principes du Tabligh est de « ne pas s’occuper de ce qui ne nous concerne pas », entendre la politique, les conflits sociaux et les différends doctrinaux8. A cette époque du Tabligh, il rencontra Abd al-Rahim al-Saadawi dans un institut religieux rattaché au ministère des Affaires Islamiques. Il lui proposa de visiter son professeur Brahim Kamal [le bras droit du fondateur de la Jeunesse Islamique]. Celui-ci avait recruté certains de ses élèves qui venaient chez lui et parmi eux Saadawi. Dakir dit ne pas avoir hésité à accepter l’invitation car cela concernait la religion. C’était sa première jalsa (cercle d’endoctrinement) composée de cinq membres. En 1972, Moutii, le fondateur de la Jeunesse Islamique, tint une jalsa (désormais cercle) qui groupait Brahim Kamal et quelques élèves (Dakir, Saadawi, Ahmed Baladhoum, Othman Manare et d’autres). Kamal leur dit de se rappeler de cette réunion historique. Il est décidé que chacun des élèves encadre un petit groupe de jeunes qui venaient chez Kamal. Les instituteurs étaient appelés à abriter ces réunions chez eux. L’encadrement de Moutii se basait essentiellement sur des livres de Sayyid Qotb notamment « Repères »9 et Dans l’ombre du Coran, d’al-Mawdoudi, Said Hawa et Ramadan al-Bouti. Le but était la fondation d’un califat islamique. Moutii parlait aussi de la situation politique du pays et à partir de 1973, il insistait sur le combat contre les marxistes. Moutii dirigeait l’association de la Jeunesse Islamique qui était légale Voir Mohamed Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, op. cit., p. 259-276. L’un de ses amis de classe rapporte que pour une rédaction libre demandée par leur professeur, Dakir choisit de résumer le livre de Qotb, Repères (Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 52). 8 9 188 Du Maghreb et d'ailleurs (dissoute en 1976) et le « Mouvement du jeune musulman », organisation clandestine où Dakir était un leader. Après avoir eu son baccalauréat en 1975, Moutii lui ordonna de poursuivre ses études à Rabat dans le but d’étendre leurs activités à cette ville. A Rabat, il continua avec d’autres militants à recruter les jeunes à la mosquée, notamment ceux qui venaient à la prière de l’aube. Ils étaient attirés par Abdelilah Benkirane, qui donnait alors des cours dans une mosquée. Ils l’invitèrent à participer à un cercle des étudiants, puis le recrutèrent dans leur organisation10. Cas 2 Raïsouni (né à Fès) vécut jusqu’à l’âge de dix dans son village. Il émigra à Larache pour continuer ses études primaires, puis à Ksar Lakbir où il obtint son baccalauréat en 1972. Il mentionne des confrontations qui avaient lieu dans son lycée entre des marxistes-léninistes, qualifiés de prédicateurs de l’athéisme, majoritairement des professeurs de gauche et quelques français, et des lycéens défendant l’islam. C’est ce combat précoce, selon lui, qui les poussa à la lecture de livres islamistes (koutoub islamiya) et à la recherche d’un islam d’une manière différente de celle héritée (al bahth ‘ane al-islam bi-jiddiya, laysa bi al-tariqa al-mouthawaratha). Lui et quelques lycéens, à leur tête Mohamed Doukkali, ont commencé à lire les livres des Frères musulmans comme Sayyid Qotb, Mohamed Qotb, Hassan al-Banna, Said Hawa, Abou al-‘Aala Mawdoudi, et des magazines comme « al-Moujtamaa » (édité au Koweit). A la faculté, après avoir abandonné le droit pour des raisons idéologiques, il choisit la philosophie, à l’instar d’autres frères. La raison avancée était que la gauche athéiste s’appuyait sur la tradition philosophique et qu’il fallait maîtriser pour la combattre. Pour des raisons personnelles, la recherche d’un emploi et son mariage en 1976, il abandonna les études de philosophie qui nécessitaient une présence et opta pour la faculté de la charia à Fès où il obtint son diplôme sans avoir assisté à un seul cours. Au lycée, ils avaient comme professeur l’une des figues importantes du Tabligh, al-Bachir al-Younousi, devenu chef, amir, de la section du Maroc après le décès de son fondateur le chikh Mohamed al-Hamdaoui. C’est grâce à lui que Raïsouni et d’autres élèves ont connu le Tabligh, y ont adhéré et ont participé à ses sorties. Mais en même temps, lui et ses amis continuaient à lire la littérature des Frères Musulmans et se rapprochaient progressivement de leur école. Ceci coïncida avec l’arrivée des cassettes 10 Ibid., p. 123-131. Devenir islamiste : essai sur la conversion idéologique 189 du chikh égyptien Abdelhamid Kichk qu’ils écoutaient et discutaient en groupe à la mosquée. Raisouni dit qu’ils sont devenus une communauté dans la communauté du Tabligh. Ce qui poussa les responsables de l’association à leur dire gentiment que leur activité était inacceptable et qu’ils devaient la pratiquer ailleurs. Raïsouni avoue que ses compagnons et lui-même auraient aimé rester au Tabligh dont ils appréciaient l’activité même s’ils n’étaient pas tablighis à proprement parler et qu’ils étaient plutôt politisés (mousayasine) à la manière des Frères musulmans. Ceci leur rendit service car c’était le point de départ de l’idée de la création de leur association. Raïsouni rapporte qu’auparavant ses idées étaient limitées et rigides. C’est pourquoi il ne voulait pas travailler dans le cadre du droit positif. Etudiant, il s’était inscrit à la faculté de droit de Rabat qu’il quitta craignant que, devenant avocat ou juge, il ne soit obligé d’appliquer « ce que Dieu n’a pas révélé ». C’est suite à son arrestation en 1976, après l’assassinat de Omar Benjelloun en 1975, et de la méfiance des gens, qu’il décida de travailler dans la légalité. Raïsouni rencontra Moutii en 1973. C’était par hasard, après la prière, dans une mosquée de Rabat. Il ne le connaissait ni en personne, ni de nom. Ensuite Moutii venait à Rabat chaque mardi pour les rencontrer, lui et son groupe de Ksar Lakbir. C’était dans une maison privée. Moutii leur parla de la Jeunesse Islamique qu’ils découvrirent pour la première fois, des combats dans les lycées de Casablanca avec la gauche et les marxistes. Il donnait des cours au sujet du mouvement islamiste et de son organisation. Il lisait quelques passages de Repères de Qotb que Raïsouni dit avoir déjà appris presque par cœur. Et comme il était au courant de leur affinité avec le Tabligh, il tarda à leur proposer d’intégrer la Jeunesse Islamique. Raïsouni sut plus tard qu’il les appelait « Tabligh moderne » (sic) pour avoir été sympathisant avec le Tabligh tout en portant des idées activistes (harakia) et politiques. En octobre 1975, Moutii était venu les voir, sans prévenir, à une heure du matin, et leur proposa de fermer le dossier du Tabligh et de continuer à travailler dans l’intérêt de la propagation (da’wa). L’adhésion à la Jeunesse Islamique était devenue alors possible. Mais c’était la dernière fois qu’ils allaient voir Moutii. C’était deux mois avant l’assassinat de Omar Benjelloun. Les réunions avec Moutii avaient duré plus d’une année. Après son arrestation, Raïsouni rencontra Ahmed Baladhoum à qui il confia que son groupe, après discussion, était prêt à adhérer à la Jeunesse Islamique. Ensuite, ils renoncèrent lorsque Moutii commença à accuser 190 Du Maghreb et d'ailleurs non seulement le Tabligh, mais tout le monde y compris ses collaborateurs. A partir de 1978, ils décidèrent de travailler de façon autonome11. Cas 3 Abdelah Baha (né en 1954) fréquenta l’école coranique dans son village natal. Son père était au début réticent à l’envoyer dans une école moderne ; il voulut le mettre dans une école traditionnelle (où l’on apprend le Coran et les sciences religieuses) que la région du Souss connaissait depuis des siècles. Les gouvernements du Maroc indépendant encourageaient alors la scolarisation massive. L’autorité locale convoqua le père et le fils, et proposa au père de laisser son fils au moins deux ans à l’école. Le père consulta un ouléma qui était favorable à la scolarisation du fils. La vie de Baha débuta par un dilemme d’ordre religieux. Après de nombreuses difficultés que rencontraient souvent les jeunes ruraux à cause de l’éloignement des écoles et des collèges, il intégra le lycée dans une petite ville proche d’Agadir. Baha vit une année scolaire (1971/1972) troublée ; les grèves organisées par la gauche étaient fréquentes. Ce fut une année « blanche ». Même au lycée, la socialisation religieuse n’était pas toujours rompue. Durant la même année scolaire, un professeur d’arabe et d’éducation islamique eut une influence sur sa pensée et son comportement. Il commença par faire la prière régulièrement. Le professeur veillait à la religiosité de ses élèves, et tenait à faire la prière de l’après-midi (al ‘açr) en assemblée avec eux. Il était ouvert à leurs questions. Au moment où il accomplissait la prière Baha se posait la question de savoir s’il avait correctement accompli les rites d’ablution. Le professeur lui répondit ainsi : « si le doute (al waswas) te dit que tu as oublié tel ou tel rite, tu lui répliques « ce n’est pas ton affaire. » ». Baha et Saâdeddine Othmani étaient dans le même lycée et à la même classe. Avec d’autres élèves, ils lisaient le Coran en groupe et discutaient entre eux des questions d’ordre religieux. Baha profita aussi de l’amitié de Othmani pour accéder à la bibliothèque du père de celui-ci qui était un ouléma célèbre dans la région. Baha et Othmani engageaient des débats avec les élèves de gauche qui dominaient les lycées à cette époque. Othmani avait écrit un opuscule intitulé « Nos causes et l’athéisme ». En 1973, ils changèrent de lycée et se retrouvèrent dans une même classe. Avec d’autres lycéens, ils constituèrent un groupe qui partageait plusieurs activités. Ils jeûnaient régulièrement les lundis et jeudis et assistaient à des cours religieux (dourous) à la mosquée. Ils aménagèrent, malgré l’opposition 11 Ibid., vol. 2, p. 8-13. Devenir islamiste : essai sur la conversion idéologique 191 de certains élèves, la mosquée du lycée qui avait été abandonnée. Baha et Othmani commencèrent, durant l’année scolaire 1972/1973, à se familiariser avec la pensée des Frères musulmans qui venaient d’être libérés par Anouar Sadate. Et c’est cette rencontre avec leurs écrits qui leur inspira la création d’une Association de jeunes musulmans. En 1974, Baha lut le livre de Abdesslam Yassine L’islam entre l’Etat et la prédication (en arabe). Il en était si affecté qu’il décida de devenir soufi. Il voulut, suivant l’exemple de son père, adhérer à la confrérie tijania, mais un ami qui avait de l’influence sur lui l’en dissuada. Aucune raison n’est avancée. Un élève lui proposa d’intégrer la confrérie bouchichiya. Il assista à quelques rencontres, mais, dit-il laconiquement, ça ne lui a pas plu (lame atjawab ma’a tariqatihime à faire). Durant l’été 1975, il rencontra dans une mosquée à Agadir des hommes du Tabligh. Il prit part à leurs habituelles excursions (jawalate et khourouj) pour la da’wa. Il allait chaque samedi chez eux passer la nuit, puis suivre leurs prêches le dimanche. Ceci dura une année. Ensuite, il partit à Rabat poursuivre ses études supérieures (école préparatoire pour les études en agronomie). Il fut choqué par les étudiants qui mangeaient en plein jour durant le mois de ramadan, qui ne respectaient pas le pain que lui considérait comme un don (ni‘ma) de Dieu. Il s’est senti étranger dans ce milieu universitaire. Il avoue que le tabligh de Rabat fut son refuge. Il assistait les jeudis à leurs rencontres, passait la nuit avec eux, participait à leur excursions prédicatives à Rabat, à Oujda, à Agadir. Le bizutage le choqua aussi. Il en subit les rites en 1976. Après son roulement dans la boue, il fallait passer au rasage de la tête, mais Baha anticipa. On le plaisanta en lui disant qu’il fut intelligent et lui rappelant qu’il oublia sa barbe. Il répondit que ces rites (marassime) prendront fin mais celui qui rasera sa barbe le paiera très cher. On s’est contenté de raser la moustache, ce qu’il accepta car c’était dans la tradition du Prophète. Remarquant sa religiosité, on le surnomma « Bizu de Dieu ». Baha participait aux activités d’un groupe d’étudiants à l’Institut qui signa une pétition contre la vente de l’alcool à la buvette des étudiants et transforma une chambre en une mosquée. En 1978, dans une réunion amicale, il posa la question de savoir pourquoi au Maroc il n’existait pas un mouvement islamique comme les Frères Musulmans en Egypte. En sortant de la réunion, Brahim Naya, qu’il connaissait déjà, lui proposa d’adhérer à la Jeunesse Islamique. Il hésita à cause du rapport qu’elle avait avec l’assassinat de Benjelloun. Finalement, il fut convaincu qu’il s’agissait 192 Du Maghreb et d'ailleurs d’une conspiration et que la Jeunesse Islamique condamnait la violence. Son ami exigea de lui de quitter le Tabligh. Ceci le choqua et demanda un temps pour réfléchir. Il opta finalement pour la Jeunesse Islamique en dépit du coût psychologique de cette rupture. C’est Brahim Naya lui-même qui les encadrait. Il animait un cercle à l’Institut agronomique et vétérinaire. Benkirane, alors étudiant à l’école Mohammadia des ingénieurs, encadrait un autre cercle et, la barbé rasée, précise Baha, donnait des cours, dans une mosquée de Rabat, où il commentait des versets sur le paradis. Baha participa aussi à tous les campings estivaux (moukhayame çayfi) organisés par la Jeunesse Islamique12. Sentir sa religion en danger : contexte, position et dispositions Les jeunes qui allaient adhérer à l’activisme religieux étaient socialisés dans des milieux familiaux et communautaires conservateurs. Certains fréquentèrent l’école coranique ou la zaouia. Ces expériences ne sont certes pas fréquentes. Mais dans tous les cas documentés, personne ne témoigne d’un vide religieux dans sa vie13. On peut même soutenir le contraire si l’on pense à la manière dont Hassan II utilisait la religion. En 1966, il décida que l’année suivante la prière devait être accomplie dans tous les établissements élémentaires, secondaires et de l’enseignement supérieur. El-Ayadi parle, à cet égard, de l’islamisation de l’école et d’un fondamentalisme d’Etat14. Moutii (né en 1935), le fondateur de la Jeunesse Islamique reprochait au pouvoir politique de ne pas appliquer l’islam. Il parlait fréquemment de la « dialectique de la destruction et de la construction ». Mais ce qu’il fallait détruire, c’était la gauche et les marxistes. Plusieurs militants motivaient leur engagement religieux et leur conversion idéologique par le combat contre les marxistes et les athées. L’islam était mis en danger non pas par des étrangers, des chrétiens, des colonialistes, des impérialistes, comme c’était le cas pour les réformistes du siècle passé, mais par des gens censés être leurs coreligionnaires. Et pour combattre ces gens- là, la religiosité des Ibid., p. 48-57. Voir Mohamed Tozy, op. cit., p. 229-230. Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 29-30 ; vol. 2, p. 12-14 ; vol. 4, p. 96. 14 Mohammed El-Ayadi, « Entre Islam et Islamisme. La religion dans l’école publique marocaine », repris dans Mohammed El-Ayadi, Essais sur la société, l’histoire et la religion, Casablanca, Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud, 2014 [2004], p. 301-312. Bilal Talidi, op. cit., vol. 2, p. 12. 12 13 Devenir islamiste : essai sur la conversion idéologique 193 parents était perçue comme inefficace. Car le combat était situé à un niveau idéologique. Les réactions contre les marxistes étaient souvent spontanées, en ce sens que l’initiative était prise par les acteurs eux-mêmes. Mais elles étaient aussi dictées et organisées par la Jeunesse Islamique et son chef15. Durant les années 1970, les lycées étaient dominés par la gauche que des jeunes attachés à la religion tentaient de combattre16. Ces derniers, notamment ceux originaires de la campagne ou de petites villes, témoignaient de leur désarroi face à ce qu’ils observaient aux lycées et facultés. Des grèves interminables, des jeunes qui mangeaient en plein public et en plein jour pendant le ramadan, la vente de l’alcool aux buvettes de certains Instituts de l’enseignement supérieur. On rapporte les cas d’enseignants qui déclaraient leur athéisme en classe ou remettaient en cause des croyances religieuses. Un enseignant d’arabe (Meknès, 1975) disait à ses élèves que le vin est licite et qu’il n’y a aucun verset qui l’interdit. Le militant qui rapporte cela était allé voir Taqiy al-Dine al-Hilali pour s’assurer de la question17. La confrontation idéologique entre des islamistes en herbe et les marxistes est centrale dans plusieurs témoignages. Boukkobza commença à faire de la prédication (anchita da’awiya) au lycée (Tétouan, 1971) en réaction à l’organisation « Ila al-Amam » (organisation marxiste- léniniste clandestine) à qui il reprochait de recruter des lycéens et de les convertir au communisme. Les militants de cette organisation n’hésitaient pas à exhiber leur athéisme et à s’en vanter. Sans être affilié à une organisation, Boukhobza et d’autres lycéens ont fondé une « revue scolaire » (majalla madrassiya) où il a publié un texte intitulé « Le marxisme combat la religion ». Cet évènement fut rapporté par Ali Yata (fondateur du Parti communiste marocain) dans l’hebdomadaire de son Parti, Al-Bayane, qui les qualifia de cellule clandestine et suspecte des Frères musulmans.18 D’autres, venant en ville pour la première fois, expriment leur stupéfaction. Ils n’avaient jamais vu de grève auparavant, ils ne savaient pas ce qu’était la gauche, ni le socialisme. Le comble pour eux était l’impétuosité de 15 Ibid., vol. 1, p. 34, 57, 117, 126. Mohammed El-Ayadi, « Les mouvements de la jeunesse au Maroc, l’émergence d’une nouvelle intelligentsia politique durant les années soixante et soixante-dix », repris dans Mohammed El-Ayadi, Essais sur la société, l’histoire et la religion, Casablanca, Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud, 2014 [1999], p. 177-206. 17 Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 67. 18 Boukhoubza, in Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 13. 16 194 Du Maghreb et d'ailleurs certains à manger pendant le ramadan, sans gêne aucune, sous les arbres du lycée19. On écrivait sur les tableaux des phrases comme « Dieu n’existe pas et la vie n’est que matière » (Lâ ilâh wa al-hayâte mâda)20. L’adhésion à une idéologie peut être expliquée en termes de position sociale21. La majorité des adeptes de cet islamisme vague et émotionnel étaient des instituteurs, lycéens et plus tard des étudiants. Moutii désigna à certains bacheliers le lieu de leurs études, ce qui les obligea à changer de filière pour obéir au maître22. Mais ces positions sociales sont si communes à d’autres conversions idéologiques qu’elles nous renseignent sur les acteurs potentiellement convertibles aux idéologies en général (marxisme, socialisme, islamisme…) et non à telle idéologie. Nous pouvons dire simplement que c’est cette catégorie de la population qui fournissait des « frustrés » sur le plan intellectuel, politique ou religieux. Trouver une position sociale particulière à tel type de conversion idéologique serait absurde dans une société où les positions sociales ne sont définies, ni socialement ni culturellement, de façon rigide. Weber pouvait parler d’affinités électives, de religiosité des paysans, de celle des artisans ou des fonctionnaires. Car leurs positions étaient plus nettes que celle des lycéens et des enseignants. Des acteurs peuvent avoir une même position sociale sans pour autant partager les mêmes dispositions. Des banquiers percevraient autrement les phénomènes monétaires que des professeurs de grec (effet de position) et ils les interpréteraient différemment selon qu’ils sont ou non influencés par Keynes (effets de disposition, cadre de référence)23. Vu l’âge des lycéens concernés, les motivations de la conversion étaient simples. La disposition centrale consiste à sauver l’islam contre les déviations et les athées. Le Tabligh et les confréries en place ne répondaient pas à cette offre. Ceux qui avaient en plus une demande de piété pouvaient, quand cela était possible, combiner les deux. Une autre disposition cruciale correspondait à la demande d’un islam chaud, d’un islam d’opposition. Cette demande fut ainsi exprimée par un lycéen qui sera l’un des leaders du Parti Justice Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 115. Ces élèves auraient reçu la même socialisation religieuse. Leur conversion à des idéologies prônant l’athéisme mérite aussi d’être étudiée. 20 Ramid, in Bilal Talidi, op. cit., vol. 4, p. 97. 21 Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. de l’anglais par Pauline Rollet, Paris, Rivière, 1956 [1929], p. 33-94. 22 Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 35. 23 Raymond Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986, p. 128133. 19 Devenir islamiste : essai sur la conversion idéologique 195 et Développement : « La lutte était intense entre le mouvement marxiste-léniniste représenté par le Syndicat national des lycéens et quelques membres de la Jeunesse Islamique. Je penchai, de par mon sentiment religieux, vers la Jeunesse Islamique et à l’idée islamiste. Mais j’avais un problème réel, celui de savoir comment on peut associer l’engagement religieux et l’opposition au pouvoir. Car la gauche a consacré chez nous l’idée de l’opposition au régime. Je sentais un grand malaise, parce que ceux qui adoptaient la critique de la situation politique adoptaient en même temps une pensée athéiste. Un jour j’ai posé au professeur d’arabe la question suivante : estce qu’on peut associer entre l’islam et le socialisme. Sa réponse fut positive et j’en étais content et je me suis dit, désormais il est possible d’être musulman et en même temps opposant au pouvoir et militant pour la justice sociale »24. Ce genre de dispositions vagues allait rencontrer, lors des cercles d’endoctrinement, des mots, des discours et des justifications. Effets du réseau social Dans un pays en changement, le contexte social et politique offre forcément des options diverses, différentes et contradictoires. S’y référer de façon pertinente, pour mieux comprendre des conversions, c’est le ramener à quelques dimensions qui concernent directement la situation sociale des acteurs en question (circulation des idées et des textes islamistes, circulation des idées et des textes marxistes, proximité d’un réseau de recrutement, invasion soviétique de l’Afghanistan,…). La conversion est une rencontre entre au moins trois éléments : un contexte qui la favorise, une trajectoire biographique (effets de position et de dispositions) qui la rend possible sur le plan des croyances, et un réseau qui en assure la traduction sociologique (adhésion à une organisation…). La conversion idéologique est un processus individuel inscrit dans des relations sociales. Et il ressort de la majorité des cas documentés, que le réseau social du converti potentiel est l’élément crucial, car il transforme en des actes tangibles des dispositions vagues. Abdesslam Bellaji relate comment il rencontra par hasard, au début des 24 M. Yatime, in Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 32. 196 Du Maghreb et d'ailleurs années 1970, un ancien ami de classe, Nourddine Dakir. Il lui dit qu’il fallait initier des activités islamiques pour contrecarrer l’expansion de la déliquescence et de l’athéisme. Dakir l’invita à une conférence qu’il allait donner à propos d’un livre de al-Mawdoudi. A la fin de la conférence, Dakir, qui était membre de la Jeunesse Islamique mais qu’il ne révéla à son ami qu’une année plus tard, demanda à Bellaji ses impressions. Ce dernier répondit que « c’est bien mais c’est froid ». Et Dakir de rétorquer « tu veux du chaud ! ». Le même jour, il l’emmena assister à un cercle encadré par Brahim Kamal qui recrutait parmi ses élèves25. Dans ce processus de conversion, le recrutement (al-istiqtabe) est un moment clef. Trois lieux sont ciblés : l’école, la mosquée et le quartier26. Le rôle des enseignants dans la conversion ou l’adhésion au Tabligh et à la Jeunesse Islamique est mentionné par maints militants. Des enseignants priaient en assemblée avec leurs élèves, pratiquaient l’endoctrinement en classe ou prêtaient des livres islamistes27. Le recrutement à la mosquée est, pour ainsi dire, anonyme. On parlait ‘amal masjidi (l’action à la mosquée). Des militants guettaient les jeunes qui fréquentaient la mosquée, notamment lors la prière de l’aube dont la pratique est associée à une forte foi. A ces jeunes on proposait d’assister aux cercles sans les mettre au courant du lien avec la Jeunesse Islamique28. Les nouvelles recrues participaient aux cercles. Le programme des cercles comprenait le commentaire de versets coraniques et de hadiths, la lecture d’extraits de livres recommandés par Moutii notamment ceux de Qotb : par exemple, « génération coranique unique » tiré de Repères ou versets du jihad et de l’épreuve tiré de Dans l’ombre du Coran (Coran, III, le repentir ; La famille Imrane) On inculquait aux adhérents l’idée de l’obéissance à l’émir (Moutii) et le principe de la réception en vue de l’exécution (al-talaqi mine ajli al-tanfide) développé par Qotb dans Repères. On discutait des textes imprimés de trois ou quatre pages attribués au chikh (sic). On écoutait aussi ses cassettes audio où il parlait de l’oppression. On traitait éventuellement de la politique au Maroc. On s’informait sur l’actualité du mouvement des Frères musulmans en Egypte et ailleurs. Le cercle est aussi un cadre d’activisme politique Bellaji, in Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 52-53. Le jardin public fut mentionné une fois (Talidi, vol. 1, p. 38). 27 Bilal Talidi, op. cit., vol. 1, p. 10, 33, 65 ; vol. 2, p. 12, 49. 28 Ibid., vol. 1, p. 124 ; vol. 2, p. 98. 25 26 Devenir islamiste : essai sur la conversion idéologique 197 comme l’affichage et la distribution des tracts29. En parlant des cercles, les pratiques religieuses sont rarement mentionnées30. De jeunes lycéens organisaient des cercles informels avant même leur intégration à la Jeunesse Islamique. On y lisait et discutait la même littérature des Frères musulmans31. Plus tard, à mesure que les jeunes militants intégraient l’enseignement supérieur, l’idée du cercle fut initiée aux facultés de Rabat et de Casablanca32. L’organisation des camps (moukhayam) constituait aussi un moment d’endoctrinement et de renforcement des liens entre les adeptes. A la différence des assises, le camp pouvait grouper plusieurs adhérents (entre 20 et 30 environ). Il était installé dans les parages des villes (Casablanca, Rabat, Meknès) et durait plusieurs jours. Le programme reprenait en partie celui des cercles : apprentissage et commentaire du Coran, cours imprimés, etc. C’était aussi une occasion pour inculquer la discipline, l’organisation et l’obéissance à l’émir, Moutii. A la différence des cercles, les camps mettent en avant l’activité sportive, rituelle et spirituelle : récitation des litanies (adkare) du matin et du soir, la prière en assemblée et notamment durant la nuit. Une anecdote est racontée à ce sujet. Une fois, l’imam lut une longue sourate et après la prosternation, la majorité, qui avait sommeil, ne se releva pas33. Voici esquissée notre analyse des conversions idéologiques que nous projetons de développer à la fois sur le plan empirique et théorique. Retenons qu’en rapport avec la religion, les jeunes des années 1970 avaient plusieurs options : l’islam ordinaire, les confréries, le Tabligh, l’islamisme. Leur demande religieuse était vague : réformer la société, changer le régime politique, améliorer leurs connaissances dans le domaine religieux. Elle était favorisée par un contexte national et international où des associations religieuses34 et des oulémas réformistes (Taqiy Dine al-Hilali, Zouhal..) étaient dynamiques. Il est plus facile de parler du contexte en reprenant quelques dates clés et en ressassant ce qui avait été dit sur l’influence du salafisme oriental et des Frères musulmans sur les islamistes marocains. 29 Ibid., vol. 1, p. 11-12, 14, 36, 53, 56, 66. Ibid., vol. 1, p. 53-54. 31 Ibid., vol. 1, p. 34 ; vol. 2, p. 14 ; vol. 4, p. 101. 32 Ibid., vol. 1, p. 69 ; vol. 2, p. 22, 55 ; vol. 4, p. 101. 33 Ibid., vol. 1, p. 16, 18, 60, 68. 34 Bruno Etienne et Mohamed Tozy, « Le glissement des obligations islamiques vers le phénomène associatif », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1979, p. 244-257. 30 198 Du Maghreb et d'ailleurs Mais il est plus délicat de décrire comment des aspects de ce contexte global s’étaient traduits en ressources idéologiques dans des situations concrètes. Nous avons essayé, dans les limites de notre documentation, de situer les acteurs par rapport à ces situations concrètes en insistant sur leurs motivations et surtout sur la traduction de celles-ci en actes militants dans le cadre des réseaux sociaux consacrant et consolidant la conversion idéologique. Références – Bilal Talidi, (ed.) Mémoire du mouvement islamique au Maroc (en arabe), 4 vol., Rabat, Publications at-Tajdid, 2008–2010. – Bruno Etienne et Mohamed Tozy, « Le glissement des obligations islamiques vers le phénomène associatif », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1979, p. 244–257. – Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. de l’anglais par Pauline Rollet, Paris, Rivière, 1956 [1929]. – Mohamed Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, cop. 1999. – Mohammed El-Ayadi, « Entre Islam et Islamisme. La religion dans l’école publique marocaine », repris dans Mohammed El-Ayadi, Essais sur la société, l’histoire et la religion, Casablanca, Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud, 2014 [2004], p. 301–312). – Mohammed El-Ayadi, « Les mouvements de la jeunesse au Maroc, l’émergence d’une nouvelle intelligentsia politique durant les années soixante et soixante-dix », repris dans Mohammed El-Ayadi, Essais sur la société, l’histoire et la religion, Casablanca, Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud, 2014 [1999], p. 177–206. – Rachik, Hassan, « De l’idéologisation de la religion », In Rahma Bourqia (dir.), Territoire, localité et globalité, Paris, L’harmattan, 2012. – Rachik, Hassan, « How Religion turns into Ideology », in The Journal of North African Studies, 2009, Volume 14 Issue 3, p. 347–358. – Raymond Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986.