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Désinformation

"L’Autre Ukraine", la plateforme de désinformation pro-russe d'un oligarque en exil

Depuis la Russie où il a trouvé refuge, Viktor Medvedtchouk, oligarque d'origine ukrainienne proche de Vladimir Poutine, honni dans son pays, utilise son réseau et ses ressources pour relayer les thèses de l’État russe sur l’Ukraine et la guerre. Une entreprise de désinformation jusqu'ici peu concluante. 

Figure centrale des réseaux pro-Kremlin en Ukraine, Viktor Medvedtchouk est aujourd'hui réfugié en Russie après avoir été inclus dans un échange de prisonniers.
Figure centrale des réseaux pro-Kremlin en Ukraine, Viktor Medvedtchouk est aujourd'hui réfugié en Russie après avoir été inclus dans un échange de prisonniers. © Studio graphique France Médias Monde
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Le tableau est sans équivoque. "La corruption en Ukraine est l’unique avancée du régime de Zelensky", "La Russie est l’unique chance de salut pour l’Ukraine", "Ils voulaient l'Otan et s’apprêtent à mourir pour les intérêts de l’Occident". Chaque jour, de nouvelles sentences percutantes viennent alimenter "L’Autre Ukraine", un portail russophone lancé au cours de l’été 2023.

Officiellement pilotée par Viktor Medvedtchouk, figure centrale des réseaux pro-Kremlin dans l’Ukraine post-soviétique, mais orchestré en coulisses par la Social Design Agency d’Ilya Gambachidze, un polit-technologue investi dans les récentes campagnes russes de désinformation ciblant l’opinion internationale. Cette plateforme numérique revendique de "fédérer les forces vives capables de renverser la situation et de sortir le peuple ukrainien de l’impasse dans laquelle il se trouve".

Dans le registre de la manipulation, Viktor Medvedtchouk n’en est pas à son coup d’essai. Pendant 20 ans, l’oligarque s’est fait le relais des intérêts de Moscou en Ukraine, dans le monde politique comme dans les médias. Et sa proximité avec Vladimir Poutine lui a assuré une détestation quasi générale dans son pays. Les deux hommes, de la même génération, se connaissent depuis le début des années 2000. Poutine venait d’accéder au pouvoir en Russie ; Medvedtchouk, lui, dirigeait le cabinet du président ukrainien Leonid Koutchma.

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Leur relation prend une dimension personnelle lorsque l’homme d’affaires devient le "koum" de Poutine, lien qu’il aime souligner pour donner la mesure de son importance. Autrement dit, la fille de Medvedtchouk a pour parrain Vladimir Poutine – par ailleurs, sa marraine n’est autre que Svetlana Medvedeva, l’épouse de l’ancien président russe Dmitri Medvedev.

Cette filiation symbolique suppose un rapport de loyauté mutuelle qui explique, sans doute, l’intervention du Kremlin pour faire libérer Viktor Medvedtchouk en 2022. Accusé de haute trahison, l’oligarque en fuite avait été arrêté par les services ukrainiens après avoir violé son assignation à résidence. La capture du "traître" avait fait sensation : vêtu d’une tenue de camouflage, hirsute et affaibli, l’homme d’affaires était devenu la risée du pays.

Son vœu d’exfiltration aura finalement été exaucé : en septembre 2022, il est inclus dans un échange de prisonniers. Kiev récupère 215 soldats, dont 108 du régiment Azov, tandis que Moscou récupère 55 personnes. La transaction est déséquilibrée mais "svoïkh nie brossaïem", dit-on en Russie – on ne lâche pas les siens.

Le "koum" reprend du service

En Russie, il retrouve d'ailleurs un autre Viktor en disgrâce – l’ancien président ukrainien Ianoukovitch, condamné par contumace pour haute trahison. Ce dernier, acculé par la révolution de Maïdan (2013-2014), n'a pas cherché à revenir dans le jeu politique. Les deux hommes n'ont pas ébauché de rapprochement. Déchu de sa nationalité ukrainienne, Viktor Medvedtchouk, 69 ans, est conscient que son temps est passé et qu’il n’a plus d’avenir dans son pays. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, lancée il y a deux ans, a achevé de marginaliser les forces politiques loyales à l’égard de Moscou. La Plateforme d’opposition – Pour la Vie, parti que Medvedtchouk a cofondé, a été interdite ; les trois chaînes de télévision qu’il contrôlait officieusement, suspendues elles aussi.

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Poutine en aurait été ulcéré. "Il l’a pris pour un affront personnel", soutient un de ses proches de longue date sous couvert d’anonymat, cité dans une enquête du média russe Verstka. "L’existence de Medvedtchouk et de ses canaux assurait le rôle de pont et constituait l’espoir de résoudre le problème par des méthodes politiques". Le Kremlin perdait ainsi ses réseaux d’influence dans un pays qui s’éloignait de son orbite. Selon Verstka, Viktor Medvedtchouk aurait pourtant apporté de l’eau au moulin idéologique du dirigeant russe : en assurant ce dernier des humeurs pro-russes persistantes en Ukraine et du soutien populaire dont il continuait de jouir personnellement.

L'oligarque Viktor Medvetchouk au cours d'une rencontre avec Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg, le 18 juillet 2019.
L'oligarque Viktor Medvetchouk, alors à la tête d'un parti politique d'opposition pro-russe, au cours d'une rencontre avec Vladimir Poutine à Saint-Pétersbourg, le 18 juillet 2019. © Mikhail Klimentyev / Sputnik / AFP

L’erreur d’appréciation ne lui sera pas fatale. Car lorsque l’administration présidentielle russe tente de reprendre la main, c’est encore Viktor Medvedtchouk qui se voit confier la "question ukrainienne", avec pour objectif d’imposer un récit alternatif. Si l’homme est méprisé en Ukraine, la considération à son égard n’est pas tellement plus élevée en Russie. Mais "l’allégeance et la fidélité de Medvedtchouk sont déterminantes pour expliquer pourquoi Poutine a toujours compté sur lui", estime le journaliste ukrainien Maksym Savtchouk, auteur d’un livre consacré aux connexions de l’oligarque.

En janvier 2023, celui qui fut un temps député sort du silence en signant, dans le journal Izvestia, une tribune dans laquelle il expose les principales thèses du camp russe. Medvedtchouk se pose en représentant du "parti de la paix" contre une élite ukrainienne "néonazie" et belliqueuse manipulée par l’Occident. Les médias d’État se chargent de ménager sa stature – invité par la Première chaîne, il est ainsi présenté comme "l’un des plus célèbres opposants d’Ukraine".

"Sortir le peuple ukrainien de l’impasse"

Privé de ses ressources médiatiques, discrédité dans l’opinion ukrainienne, il s’engage pourtant à poursuivre, en exil, ses activités entre influence et désinformation. Contrairement à Viktor Ianoukovitch, certes bon gestionnaire, Viktor Medvedtchouk, lui, a des idées. L’homme est redevable du Kremlin mais entend aussi, selon Andreï Pertsev, journaliste de Meduza, tirer profit de son statut de relais privilégié auprès de Vladimir Poutine. "Il fait valoir le bien-fondé de sa démarche pour se faire attribuer des fonds et négocie de nouvelles affaires en Russie", avance ce fin connaisseur des pratiques politiques russes.

Ses ambitions prennent forme sous le projet de "L'Autre Ukraine". Officiellement, il s'agit d'une organisation publique dont la représentation juridique est située dans le centre de Moscou, à quelques mètres du ministère des Affaires étrangères. Cette organisation, qui a retenu pour champ d'action l'information, "essaie d'interagir avec les Ukrainiens aux convictions prorusses, à l'intérieur de l'Ukraine et en dehors de ses frontières", précise le journaliste Maksym Savtchouk. 

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L’équipe est composée de journalistes et commentateurs issus de l’ancienne chaîne 112, dissoute par les autorités, mais aussi des personnalités politiques en disgrâce et des polit-technologues en quête de nouvelles perspectives. Tous ou presque accusés de séparatisme ou de trahison d’État. La nature du projet reste nébuleuse : "L'Autre Ukraine" se définit comme un "mouvement" dont Viktor Medvedtchouk serait le "président du conseil". "Il me semble qu'eux-mêmes ne savent exactement quelle en est la véritable finalité", ajoute le journaliste de Radio Svoboda.

Sur le site, l’oligarque publie régulièrement des billets sur la politique intérieure ukrainienne, la conduite de la guerre et la nécessaire entente avec la Russie. Mais "Medvedtchouk n’est que la face publique de ce projet", précise Anton Shekhovtsov, directeur du Centre pour l’intégrité démocratique (Autriche). L’expert assure que sa stratégie a été confiée à la Social Design Agency (SDA) d’Ilya Gambachidze, un polit-technologue investi dans les récentes campagnes russes de désinformation ciblant l’opinion internationale.

Une thèse accréditée par des informations diffusées fin décembre par une chaîne Telegram manifestement bien renseignée. Suivi par près de 900 000 abonnés, ce compte, du nom de @vchkogpu, "révèle les secrets des fonctionnaires, oligarques, gangsters et siloviki [les membres des services de sécurité russes, NDLR]", levait le voile sur les contours du marché passé entre la SDA et l’administration présidentielle : les documents partagés par le compte, dont l’authenticité ne peut être garantie, détaillent la nature des prestations et le coût de chacune d’elles.

Tester différents récits

"'L’Autre Ukraine' vise à mieux comprendre la population ukrainienne favorable à la Russie et d’assurer une connexion informationnelle avec elle, analyse Anton Shekhovtsov. Il s’agit d’en prendre le pouls et de mesurer sa réaction à tel ou tel récit proposé". L’identité visuelle du projet est le célèbre monument à Bohdan Khmelnytsky (1595-1657), dans le centre de Kiev. Un choix chargé de sens tant la postérité de ce chef cosaque demeure controversée. Si ce dernier est considéré par certains comme un symbole de l’État ukrainien, "L’Autre Ukraine" honore celui qui sollicita la protection de Moscou. Dans l’ouvrage collectif "Histoire partagée, mémoires divisées" (éd. Antipodes), les historiens Volodymyr Masliychuk et Andrii Portnov rappellent l’inscription, en russe, qui figurait initialement sur le piédestal du monument : c’est "la Russie, unie et indivisible", qui lui rendait alors hommage.

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Cette "autre Ukraine" promue à Moscou a pour condition d’existence un rapport de loyauté inconditionnelle à l’égard de la Russie. La religion, qui a son onglet propre sur le site, occupe une place non négligeable dans le récit déployé. Mais pour Maksym Savtchouk, qui enquête sur la corruption pour Radio Svoboda, cette nouvelle opération d’influence ne prend pas. "En Ukraine, ce projet est perçu comme un rassemblement de parias que Medvedtchouk nourrit de roubles pour qu’ils fassent la même chose qu’ils faisaient il n’y a pas si longtemps sur ses chaînes de télévision aujourd’hui fermées".

Inaccessible en Ukraine sans VPN, le projet semble d’abord s’adresser à l’ancienne base pro-russe du pays, dont les représentants politiques sont eux-mêmes divisés. "L’Autre Ukraine" gère notamment des "centres d’assistance" destinés à accompagner les Ukrainiens se trouvant temporairement en Russie et désireux de s’y installer durablement.

Mais le "mouvement" entend aussi étendre son influence au-delà de l’Ukraine et de la Russie : en décembre dernier, il annonçait l’ouverture d’une section en Serbie – dirigée par Dragan Stanojevic, figure pro-russe de la classe politique ayant longtemps mené des affaires en Ukraine. "Une collaboration mutuellement bénéfique dans le champ informationnel", juge Maksym Savtchouk. "Pour Stanojevic, cette branche est un moyen d’apparaître plus proche encore de Poutine auprès de son électorat ; pour Medvedtchouk, elle est la preuve que son organisation est influente et qu'elle prend une dimension internationale. Le fait que le ministère ukrainien en ait exigé la fermeture a donné de l'importance à 'l'Autre Ukraine' : on a commencé à en parler".

Mais faire de Viktor Medvedtchouk une figure inspirant le respect, reconnue comme un interlocuteur crédible à l’étranger, apparaît comme un objectif singulièrement ambitieux. "Je ne pense pas que la SDA sera capable d’améliorer son image, alors que c’est un élément fondamental pour que le projet soit efficace", dit Anton Shekhovtsov. "Le visage de 'L'Autre Ukraine' doit être une personnalité interviewée par les médias internationaux, que les gens aient envie de mieux connaître. Sauf que ce n’est pas le cas. Mais alors pas du tout".

 

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