Enquête franceinfo Anticor : 10 mois et toujours pas d’agrément en vue

Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Assemblée générale de l’association Anticor à Nantes, en 2019. (JEREMIE LUSSEAU / HANS LUCAS)
Cela fait bientôt dix mois que la principale association anti-corruption de France, à l’origine de poursuites retentissantes, ne peut plus se constituer partie civile depuis la perte de son agrément. Une nouvelle demande a été déposée auprès du gouvernement, sans réponse pour l’instant.

Coup de tonnerre le 23 juin 2023. Ce jour-là, le tribunal administratif de Paris annule l’agrément qui permettait à l’association Anticor de se constituer partie civile dans les affaires de corruption. Un dispositif qui lui a permis de déclencher ou de relancer des enquêtes retentissantes, contre l’ancien président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand, l’actuel ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti ou le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler. Alors que l’association dénonce un règlement de comptes politique, le tribunal administratif donne raison à deux de ses adhérents qui avaient émis des doutes sur la probité de l’association.

Au cœur de la guerre interne qui mine Anticor, un mystérieux donateur. Un homme d’affaires nommé Hervé Vinciguerra. Il a versé 130 000 euros à l'association en quatre ans. Or, une partie de sa fortune est gérée depuis le Luxembourg et Singapour, deux pays à la fiscalité contestée. "Je ne peux pas comprendre qu’une association qui lutte contre les paradis fiscaux accepte de l’argent venant de ces endroits-là", dénonce Françoise Verchère, ex-membre du conseil d’administration d’Anticor. L’intéressé affirme à la cellule investigation de Radio France : "Ni le Luxembourg, ni Singapour ne sont considérés comme des paradis fiscaux. Et je ne vois pas en quoi le fait d’avoir une holding dans ces pays-là serait antinomique avec la lutte anticorruption."

Autre grief supposé formulé contre le donateur : celui d’avoir fait des "dons fléchés". Autrement dit, il aurait financé l’association en échange de procédures ciblées contre des proches d’Emmanuel Macron. Un soupçon relayé principalement par le journal Le Point. "C’est une invention de journalistes, répond l’intéressé. Cela voudrait dire que j’ai corrompu la présidente d’une association anticorruption. Ça n’a pas de sens. Je ne sais pas d’où sort cette histoire. Moi, j’étais intéressé par la lutte anticorruption. C’est tout."

Une association créée après le 21 avril 2002

Pour comprendre comment Anticor en est arrivé là, il faut remonter aux origines. L’association a été créée par deux personnes : Séverine Tessier, une conseillère municipale de Clichy dans les Hauts-de-Seine et Éric Halphen, le juge rendu célèbre pour avoir instruit l’affaire des HLM de Paris. Après le choc du 21 avril 2002 et l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, "j’étais effarée", se souvient Séverine Tessier. Elle souhaite alors prendre une initiative pour restaurer le lien qu’elle juge abîmé entre les citoyens et la politique. Elle convainc des élus et le juge Halphen de la rejoindre. Ce dernier vient de publier un livre, Sept ans de solitude (Denoël, 2002). "Il a tout de suite accepté ma proposition, se souvient Séverine Tessier. Nous avons signé le texte fondateur de l’association qui s’appelait 'L’appel à la résistance à la corruption', et qui a été publié dans Libération".

Au début, Anticor organise des réunions avec des citoyens et écrit des chartes qu’elle soumet aux candidats aux élections. En 2004, elle lance ses premiers prix éthiques pour distinguer les personnalités qui agissent en faveur de la probité. Des groupes se créent aussi dans les départements de France.

En 2011, elle dépose une première plainte, dans un dossier emblématique qui met en cause l’ancien président de la République, Jacques Chirac. "C’est l’affaire qui a révélé Anticor au grand public, raconte Jean-Christophe Picard, qui a présidé l’association entre 2015 et 2020. La ville de Paris n’était pas partie civile pendant le procès. Nous étions les seuls à faire entendre la voix des citoyens. Et pour la première fois sous la Ve République, nous avons obtenu la condamnation d’un ancien président." Jacques Chirac sera condamné à deux ans de prison avec sursis pour détournement de fonds public, abus de confiance et prise illégale d’intérêts.

Un agrément qui change tout

Mais le véritable tournant intervient en 2013. Peu après l’affaire Cahuzac, le gouvernement propose une série de lois de moralisation de la politique. L’une d’entre elles crée un outil juridique très puissant pour les associations anticorruption : un agrément ministériel délivré par le gouvernement. "C’est la seule chose qui manquait à ces associations, explique Raphaël Maurel, président de l’observatoire de l’éthique publique. Un outil leur permettant de passer outre un éventuel classement sans suite par le parquet. Grâce à cet agrément, les associations anticorruption pouvaient obtenir la nomination d’un juge d’instruction pour instruire une enquête."

Trois associations obtiendront cet agrément : Anticor, Sherpa et Transparency. "Cela va changer beaucoup de choses, poursuit Jean-Christophe Picard. Dans l’affaire des sondages de l’Élysée, Anticor avait mis trois ans pour être recevable en partie civile." Résultat : en 2015, l’association compte un peu plus de 1 000 adhérents. En 2020, ils sont 5 500. Et alors qu'elle n’était impliquée que dans cinq procédures en 2015, cinq ans plus tard, Anticor l’est dans plus d’une centaine. Et des affaires qui visent le cœur du pouvoir. L’association dépose plainte contre Richard Ferrand en 2017, ce qui entraîne sa mise en examen pour prise illégale d’intérêt. Il est soupçonné d’avoir fait acheter un local par sa compagne avec l’argent des mutuelles de Bretagne, dont il était directeur général, avant d’être élu député, puis de devenir ministre et président de l’Assemblée nationale. L’enquête sera finalement classée pour prescription.

Anticor dépose aussi une plainte contre Alexis Kohler pour prise illégale d’intérêts et trafic d’influence. Le secrétaire général de l’Élysée est soupçonné d’avoir favorisé le géant maritime MSC avec qui il a des liens familiaux et chez qui il a travaillé brièvement. Alors que l’affaire est classée sans suite par le parquet, Anticor se constitue partie civile. Un juge d’instruction sera donc nommé et Alexis Kohler mis en examen. L’association commence à irriter en haut lieu. "On s’attaque aux personnes les plus puissantes de la République, relève Jean-Christophe Picard. Donc évidemment on dérange."

Crise interne

Mais la machine va bientôt se gripper. L’image d’Anticor pâlit à partir de 2020. Une partie du conseil d’administration dénonce des dysfonctionnements internes, notamment une tendance du bureau à décider sans l’avis du conseil d’administration. "Nous critiquions un manque de transparence", explique aujourd’hui Françoise Verchère, qui s’est opposée à la direction à l’époque. Mais c’est le départ soudain de Jean-Christophe Picard en février 2020, pour se présenter aux élections municipales à Nice, qui a cristallisé les divergences."

François Verchère et d’autres administrateurs reprochent alors au président démissionnaire un mélange des genres entre engagement politique et associatif. Ils considèrent que sa candidature sur une liste écologiste à Nice nuit à l’image d’indépendance et de pluralisme d’Anticor. Circonstance aggravante : Jean-Christophe Picard n’a annoncé sa démission qu’un mois avant le premier tour de l’élection municipale.

Une partie des administrateurs souhaite alors empêcher statutairement les dirigeants de l’association d’être candidats ou élus en politique. Mais une courte majorité au sein du conseil d’administration, dont fait partie la nouvelle présidente Élise Van Beneden, s’y oppose. "Il y avait un paradoxe énorme pour moi à dire, d’un côté, que l’on devait lutter contre le 'tous pourri', et de l’autre, que l’on devait exclure tous les élus de notre association", explique-t-elle.

Le conseil d’administration est alors divisé en deux : 11 personnes d’un côté, dont la présidente, et 10 de l’autre. Pour débloquer la situation, des élections anticipées sont organisées. Et c’est finalement le camp emmené par Élise Van Beneden qui l’emporte avec 568 voix contre 345. Mais le climat ne s’apaise pas pour autant. À la fin de l’année 2020, des adhérents mis en minorité contestent le résultat de cette élection, cette fois-ci devant la justice.

Le mystérieux donateur

Parmi les divergences qui cristallisent les rancœurs, des opposants au sein du conseil d’administration reprochent aussi aux dirigeants de leur cacher l’identité d’un donateur qui a versé un peu plus de 130 000 euros à l’association entre 2017 et 2021. "Nous sommes un certain nombre à demander quelle est l’identité de ce donateur, se souvient Françoise Verchère. Mais la présidente refuse de nous la révéler, en arguant du fameux RGPD, le règlement sur la protection des données personnelles. Il n’était pas question pour nous de dévoiler l’identité de ce donateur, mais il nous paraissait normal, en tant qu’administrateur, de connaître son nom."

Ce nom sera finalement connu, mais grâce à des indiscrétions puis des articles du Point et du JDD, notamment. Le donateur dont il est question s’appelle Hervé Vinciguerra. C’est un homme d’affaires français qui a fait fortune dans les années 2000 en revendant son entreprise de logiciels pour traders, et qui affirme vouloir investir dans la lutte contre la corruption. Le profil de ce donateur pose un double problème. D’abord, il est marqué politiquement. Il a été proche d’Arnaud Montebourg qu’il souhaitait soutenir financièrement dans le cadre d’une éventuelle campagne présidentielle. Il a d’ailleurs investi dans l’entreprise de miel - Bleu, blanc ruche - et l’école d’apiculteur de l’ancien ministre. Mais se pose aussi la question des paradis fiscaux évoquée plus haut. L’épisode se soldera par le retrait de Vinciguerra, et un plafonnement des dons imposé désormais à tout donateur.

Deux adhérents mettent le feu aux poudres

Mais cette polémique tombe très mal. Elle intervient alors que l’agrément d’Anticor arrive à expiration. Le 2 avril 2021, au dernier jour du délai légal, Jean Castex décide de le renouveler. Mais il signe un arrêté dont le contenu est ambigu. Le Premier ministre intègre dans sa rédaction de son texte des critiques formulées par les dissidents d’Anticor, notamment sur la transparence et le financement de l’association. "Cet arrêté est un 'oui, mais', dénonce l’avocat d’Anticor, Vincent Brengarth. Le texte liste tous les griefs que l’administration adresse à Anticor, tout en renouvelant l’agrément. On établit, de fait, une possibilité de contestation formelle de cet agrément."

Et effectivement, le texte sera contesté en justice par deux adhérents "ordinaires" cette fois-ci : Yves Sassiaut et Claude Bigel, deux retraités qui ne siègent pas au conseil d’administration, et dont aucun n’a souhaité répondre aux questions de la cellule investigation de Radio France. Entre eux et la direction, les relations se dégradent au point que Claude Bigel sera finalement exclu. Il laisse alors plusieurs messages menaçants sur le téléphone d’Élise Van Beneden. "Je peux vous assurer que vous allez perdre votre agrément", lance-t-il à la présidente. Ils s'offrent les services d'un ténor du barreau : Frédéric Thiriez, avocat qui avait défendu Richard Ferrand, lorsque celui-ci avait été mis en cause à la suite d’une plainte d’Anticor. Et ils obtiendront l’annulation de l’agrément d’Anticor par le tribunal administratif de Paris le 23 juin 2023. Quelques mois plus tard, en novembre 2023, la cour administrative d’appel confirme cette annulation. Les deux juridictions considèrent qu’on ne peut pas donner un agrément à une association dont on reconnaît par ailleurs, qu’elle présente des manquements.

En signant un arrêté ambigu, Jean Castex savait-il qu’il donnait des armes à ceux qui seraient tentés d’attaquer l’association ? L’a-t-il fait sciemment ? "C’est une théorie à laquelle on ne peut pas s’empêcher de penser", confie-t-on aujourd’hui du côté d’Anticor. Le président de l’Observatoire de l’éthique publique, Raphaël Maurel, fait cependant une autre analyse : "Jean Castex était coincé. Il ne pouvait pas ignorer les griefs qui existaient, ni refuser l’agrément sous peine d’être accusé de bâillonner Anticor. Matignon a donc trouvé une porte de sortie formelle à un problème de fond."

"Des affaires entières peuvent disparaître"

Quoi qu’il en soit, le résultat c’est que l’association poursuit son travail dans une insécurité juridique. Le tribunal administratif de Paris ayant prononcé une annulation rétroactive de l’agrément, toutes les plaintes déposées après l'arrêté litigieux de Jean Castex (le 2 avril 2021) sont fragilisées. "Lorsque le procureur a décidé de poursuivre de son côté, nos procédures ne sont pas en danger, précise Elise Van Beneden. Mais dans le cas contraire, des affaires peuvent intégralement disparaître."

En 2018, l’association Sherpa avait, elle aussi, perdu son agrément. "Les délais d’instruction étaient alors extrêmement longs, se souvient Pauline Delmas, chargée de contentieux et de plaidoyer auprès de Sherpa. On avait l’impression d’être confrontés à une administration qui jouait la montre. L’épisode a donné lieu à une contestation dans le dossier du financement libyen de Nicolas Sarkozy".

Sherpa a finalement retrouvé son agrément. Et aucune procédure n’a pas été annulée. Mais tous ces événements poussent aujourd’hui les trois principales associations (Anticor, Sherpa et Transparency) à réclamer une réforme du système. Elles demandent que la durée de l’agrément soit rallongée (elle est de trois ans actuellement). Et elles souhaitent que la décision de l’accorder soit confiée à un juge ou à une autorité indépendante, mais pas au pouvoir politique.


Alerter la cellule investigation de Radio France :

Pour transmettre une information à la cellule investigation de Radio France de manière anonyme et sécurisée, vous pouvez cliquer sur alerter.radiofrance.fr

Commentaires

Connectez-vous Ă  votre compte franceinfo pour participer Ă  la conversation.