Cinéma

Killers of The Flower Moon de Martin Scorsese est un miracle de cinéma

Présenté en mai dernier au Festival de Cannes, Killers of The Flower Moon de Martin Scorsese raconte avec brio les liens amers entre l'Amérique et le capitalisme.
Lily Gladstone Robert De Niro et Leonardo DiCaprio dans Killers of the Flower Moon.
Lily Gladstone, Robert De Niro et Leonardo DiCaprio dans Killers of the Flower Moon.© Melinda Sue Gordon/Apple

Comment pouvait-on mesurer la fébrilité et l’excitation suscitées par la projection de Killers of The Flower Moon, le nouveau film de Martin Scorsese, au Festival de Cannes ? Il suffisait de passer une tête dans la file d'attente des journalistes. L’après-midi à peine entamé, certains avaient décidé de s'installer dans la file d’attente deux heures à l’avance pour s'offrir des places de choix. D’autres criaient de joie, se prenant dans les bras après avoir pu accéder au précieux sésame : le billet d’entrée vers l’unique projection organisée pour le film — en dehors de celle prévue pour deux milles happy few, vêtus de costumes et robes de soirée, le soir même au Grand Théâtre Lumière.

38 ans après After Hours, le retour sur la Croisette du réalisateur de Taxi Driver était attendu. On aurait même pu croire, pendant quelques secondes, que le terme d’effervescence avait été imaginé rien que pour lui. Dévoilé seulement deux jours plus tôt, Indiana Jones et le Cadran de la Destinée, l’autre super-production hollywoodienne de cette 76ème édition, se voyait déjà jeté aux oubliettes. À 80 ans, la popularité de Martin Scorsese est à son firmament et les moyens alloués à ses nouvelles productions peuvent être légitimement considérés comme colossaux. À tel point, et c’est un signe tragique des temps qui courent dans l’industrie cinématographique, qu’aucun grand studio ne souhaite aujourd'hui investir sur le nom du réalisateur au risque d’y perdre sa chemise. Quatre ans après The Irishman, son épopée de trois heures trente pensée pour Netflix, le cinéaste américain a cette fois-ci pris la tangente vers une autre plateforme de streaming, Apple TV+ (en partenariat avec Paramount Pictures, qui sortira le film en octobre dans les salles françaises), pour mener à bien l’adaptation de l'ouvrage de David Grann. Son budget dépasserait les 200 millions de dollars. Killers of The Flower Moon est, à ce jour, l'un sinon le film le plus ambitieux d'une carrière déjà riche en épopées, récits d'ascensions vertigineuses et de chutes brutales.

Situé dans les années 20 dans l'État de l'Oklahoma aux États-Unis, ce 27ème long-métrage est lui aussi une fresque. Dans le Comté d'Osage, la Nation Osage, une tribu d'Amérindiens a fait fortune grâce aux nombreux gisements de pétrole qui ont émergé de ses terres. Cette richesse a amené avec elle du pouvoir et de la convoitise de la part des Blancs qui n'ont pas tardé à se mettre à leur service : tous, à commencer par les compagnies pétrolières, veulent empocher “l'argent indien” et certains n'hésitent pas à se marier avec des Osages pour espérer profiter, à long terme, de l'héritage laissée par l'épouse. Ernest Burkhart, incarné par Leonardo DiCaprio, est l'un d'eux. Cuistot dans l'infanterie pendant la Première Guerre mondiale, l'homme a retrouvé le pays sans savoir quoi faire de sa peau et se voit proposer, par son oncle William Hale (Robert de Niro), l'opportunité de conduire la voiture de Mollie Burkhart (Lily Gladstone). Derrière leur histoire d'amour naissante, naît un système d'arnaque aux dividendes qui, dans sa folie, va provoquer la mort de plusieurs dizaines d'Amérindiens.

Révélée en 2016 dans Certaines femmes de Kelly Reichardt, Lily Gladstone offre une prestation proprement exceptionnelle dans Killers of The Flower Moon.© Melinda Sue Gordon/Apple TV+

Plus que jamais maître de ses moyens et de sa mise en scène, Martin Scorsese bâtit avec Killers of The Flower Moon un récit aussi époustouflant que désespéré sur les liens violents entre l'Amérique et le capitalisme. Moins survolté que Le Loup de Wall Street, avec qui il partage certains points communs, mais plus acerbe sur le constat politique qu'il fait (notamment sur l'impossible cohabitation raciale aux États-Unis, les éternelles luttes politiques, culturelles et religieuses qui gangrènent le pays), le film démontre sur près de 205 minutes comment la quête de pouvoir, l'affirmation de soi comme individu et comme culture, est toujours affaire de violences, de trahisons intimes et de conceptions violées de la réalité.

Lily Gladstone vole la vedette à Leonardo DiCaprio et Robert de Niro

Comme souvent chez Martin Scorsese, Killers of The Flower Moon est un film hybride, à plusieurs têtes : la première est celle d'un film d'apprentissage, avec le personnage campé par Leonardo DiCaprio, qui découvre dans l'histoire d'amour qu'il tisse avec Mollie une culture et un monde dont il est, en tous points, éloigné. Sa compagne a conscience de la raison pécunière pour laquelle il entame une relation avec elle mais voit également en lui un homme avec qui “s'établir” et fonder une famille. Ce premier acte est, et c'est moins habituel chez le réalisateur, charmant, drôle, tendre et souvent amusant. Toujours accompagné de son chef opérateur Rodrigo Prieto et de sa fidèle monteuse Thelma Schoonmaker, Martin Scorsese propose une première heure enlevée, dans laquelle la mise en scène du cinéaste se fait indéniablement virtuose, déterminée à suivre le mouvement de ses personnages et d'une époque de toutes les conquêtes.

Et aussi parce que c'est un film de Martin Scorsese, la suite laisse place à un récit d'ascension et de chute, que certains ne manqueront pas de trouver banal et redondant — ils auront évidemment tort —. À mesure que les liens entre les personnages de Leonardo DiCaprio et Robert de Niro, tous les deux impériaux, se font plus forts et plus ambigus, Killers of the Flower Moon glisse et s'enfonce dans les boyaux tourmentés de cette ruée vers l'or noir, et expose un capitalisme devenu ingérable, excuse à toutes les cruautés et détournements, convertissant l'Amérique en un système mafieux à ciel ouvert. L'humain y devient une monnaie d'échange, les morts volés dans leur cercueil et ceux qui se montrent trop bavards pour dénoncer les magouilles des autres sont mis sous silence, avec des moyens plus ou moins bruyants. Avec en toile de fond le massacre de Tulsa en 1921, la tristement célèbre attaque de suprémacistes blancs qui a provoqué la mort de plusieurs centaines d'Afro-Américains (déjà relatée dans la série Watchmen de Damon Lindelof), le film trace un fil invisible avec le contemporain et raconte les liens plus qu'évidents entre prospérité et destruction, mensonge et liberté.

Pour traduire à l'écran ce lent déracinement amérindien, Martin Scorsese est allé chercher une actrice qu'on ne pensait plus jamais revoir au cinéma. Révélée en 2016 dans le trop méconnu Certaines femmes de Kelly Reichardt et disparue des radars dans la foulée, Lily Gladstone parvient à voler la vedette aux deux méga stars du film avec une prestation magistrale et bouleversante. Cœur émotionnel de Killers of The Flower Moon, c'est elle qui impose au centre de l'écran le climat paranoïaque autour du devenir de sa communauté qui rend le film si captivant, en dépit de son imposante durée. En remettant dans la lumière — et on l'espère pour de bon — cette actrice aux origines amérindiennes (enfant, elle a vécu dans la réserve indienne des Blackfeet dans le Montana), Martin Scorsese invite à la table du cinéma hollywoodien une communauté, dont le destin est intimement lié à la brutalité de l'histoire américaine, spectatrice contrainte le détournement de ses terres en un cimetière pour l'homme blanc et ses excès. Monumental, Killers of The Flower Moon l'est à juste titre. Inoubliable, il le devient lorsqu'au milieu de la débauche et de l'extravagance, le silence s'installe et confronte les personnages à leur petitesse, leur vulnérabilité et leur impuissance manifeste à aller contre leur nature, leurs croyances et leur héritage. En entrant dans la salle, on entrevoyait la promesse d'un grand film. Il y a finalement un classique du cinéma en devenir.

Killers of The Flower Moon, un film réalisé par Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, Robert de Niro, Lily Gladstone et Jesse Plemonds, 3h26. À découvrir dès le 18 octobre 2023 au cinéma.