Cinéma

Napoléon : Joaquin Phoenix grimace, Ridley Scott s'ennuie et nous aussi

23 ans après Gladiator, Ridley Scott retrouve Joaquin Phoenix pour Napoléon, une fresque historique engoncée et laborieuse.
Joaquin Phoenix incarne Napolon dans le film de Ridley Scott.
Joaquin Phoenix incarne Napoléon Bonaparte dans le film de Ridley Scott.© Apple TV+

Napoléon Bonaparte est-il la figure historique la plus inspirante de l'histoire du cinéma ? Représenté dès la fin du 19e siècle et apparu plus de 700 fois sur grand écran, le militaire corse a été le héros de quelques-unes des œuvres les plus marquantes du septième art, chez Abel Gance dans une fresque épique de 5h30 mais aussi devant la caméra de Sacha Guitry ou celle du russe Sergueï Bondartchouk avec Waterloo. D'autres, comme Charlie Chaplin ou Stanley Kubrick, ont fantasmé l'idée de dépeindre à leur façon la vie de l'empereur français mais y ont surtout laissé beaucoup de sueur, faute de moyens financiers capables de concrétiser leurs folles ambitions.

Chez Ridley Scott, le personnage de Napoléon plane au-dessus son cinéma depuis son premier long-métrage en 1977, Les Duellistes, qui se déroulait durant son mandat de Premier consul. La rencontre entre Bonaparte et Ridley Scott relevait donc de l'évidence tant le réalisateur de 85 ans s'est fait, au fil des décennies, le portraitiste privilégié des grandes figures historiques, culturelles ou mythologiques à Hollywood, de Christophe Colomb à Maurizio Gucci, en passant par Moïse dans Exodus. Le cinéaste britannique n'a pourtant nourri que tardivement le désir d'en faire le héros d'un film et a attendu 2020 pour se lancer dans l'aventure. D'abord mené avec la 20th Century Fox, le projet a été abandonné pour mieux atterrir dans les bras d'Apple TV+. La plateforme de streaming, qui entend toujours contester la mainmise de Netflix, s'est mis en quête de projets d'envergure et de grands cinéastes sans craindre de casser sa tirelire. Tout comme Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese, sorti il y a quelques semaines, le budget de Napoléon avoisinerait avec les 200 millions de dollars. Un enjeu financier conséquent qui a encouragé Apple à s'associer de nouveau avec un distributeur afin de sortir le film en salles dès le 22 novembre, dans les règles de l'art.

L'ampleur et l'ambition de ce type de projet ne font pas trembler Ridley Scott. Voilà plusieurs décennies que ce genre de fresque constitue presque une routine pour le metteur en scène, qui déploie une mécanique narrative et formelle savamment huilée avec son lot d'attendus et de rengaines. C'est aussi un procédé qui l'amène à être de plus en plus contesté sur son champ d'expertise et donne l'impression qu'il n'en a plus grand-chose à faire. Si Le Dernier Duel, révélé en octobre 2021, a fait naître l'espoir de son retour en majesté, la sortie de House of Gucci le mois suivant (car oui, Ridley Scott travaille extrêmement vite) a permis à ses détracteurs d'entretenir leurs reproches habituels. Noyés dans une patine numérique grisâtre et des récits d'une misanthrope absolue, accentuée par la disparition soudaine de son frère Tony en 2012, les films du réalisateur seraient comme produits à la chaîne, délestés de toute considération émotionnelle pour le spectateur.

Napoléon, qui marque les retrouvailles entre Ridley Scott et Joaquin Phoenix, ne va certainement pas convaincre ceux qui ne digèrent plus le style du cinéaste. Revenant sur l'ascension de Bonaparte, de la Révolution française à son exil sur l'île de Sainte-Hélène, cette épopée de plus de deux heures et demie s'attarde également sur l'histoire d'amour tissée par le militaire avec Joséphine de Beauharnais, incarnée par Vanessa Kirby. Le film multiplie les allées et venues incessantes entre les champs de bataille et les dialogues de couple, dressant le portrait d'un Napoléon ambivalent, à la fois chef de guerre impitoyable et mari inconséquent, brutal et quelque part assez pathétique. Tout juste sorti du Beau is Afraid d'Ari Aster, dans lequel il campait déjà un héros aux angoisses œdipiennes, Joaquin Phoenix poursuit avec moins d'adresse son numéro d'ado grimaçant, regard empli de méfiance, cou rentré dans sa veste militaire et double menton en accompagnement. Son incarnation de Napoléon est à l'image du film : étrangement monolithique, colérique sans jamais être inquiétant, orgueilleux mais comme condamné d'emblée à subir un destin tragique.

Vanessa Kirby et Joaquin Phoenix dans Napoléon.© Aidan Monaghan/Apple TV+

De pire empire pour Ridley Scott

Soucieux de marier les différentes facettes du personnage de façon convenable et compréhensible pour le spectateur, Ridley Scott tente un mariage entre des tonalités à priori irréconciliables : la forme sentencieuse du biopic, censée révéler les prodiges et les déboires de son héros, avec des notes plus grand-guignolesques. Ce n'est pas la première fois que le cinéaste s'y essaye mais l'intégration de scènes de sexe grossières ou d'incursions gores produit toujours ce même effet déstabilisant, accentué par la lisseur extrême de l'image. À l'image de ces soldats qui hurlent “Vive la France” avec un accent américain au moment du siège de Toulon en 1793, il persiste quelque chose de foncièrement maladroit, de frelaté et d'involontairement drôle à voir un cinéaste comme Ridley Scott se saisir d'une histoire française en la dépouillant de sa langue, allant jusqu'à faire parler dans la langue de Shakespeare Tahar Rahim (définitivement à l'aise partout), mais aussi de sa complexité pour épouser les convenances d'un spectacle hollywoodien à visée globale.

La greffe ne prend que rarement. Et la bascule d'une saynète à une autre amplifie les déséquilibres dans le rythme, empêche toute émotion de s'installer durablement. Le spectateur est amené à lui-même faire son choix au milieu des intrigues qui l'intéressent ou non. Et malheureusement, la relation entre Napoléon et Joséphine, qui doit constituer le cœur émotionnel du récit, laisse complètement impassible. Ni le scénario écrit par David Scarpa ni la mise en scène de Ridley Scott ne parviennent à supposer une osmose entre deux protagonistes aux caractères et aux ambitions contraires, dont la quête d'un héritier se trouve être le seul moyen de les réunir à l'écran. C'est toute la contradiction du film que de vouloir se jouer du mythe Napoléon, quitte à lui donner des airs d'enfant immature déguisé en costume de soldat, tout en maintenant des réflexes qu'on pourrait qualifier de conservateurs. Le film a beau prétendre que Joséphine est un personnage à la hauteur de Napoléon, jamais le scénario ne lui donne réellement l'opportunité d'exister en tant que tel, hors des mains et des considérations dégradantes de son compagnon.

D'une scène à l'autre, Napoléon apparaît comme impulsif, parfois idiot (son attitude belligérante avec les autres empereurs), avant qu'une bataille ne vienne glorifier ses instincts de brillant stratège. Évidemment, c'est dans le conflit que Ridley Scott s'épanouit davantage. Même si on n'y retrouve pas le formaliste génial de Kingdom of Heaven, les quelques fulgurances guerrières qu'il met en scène suffisent à susciter un soupçon d'émotion. On pense particulièrement à l'impressionnante bataille d'Austerlitz en 1805, où la glace, les obus et la chair à vif se mêlent pour former un piège humain terrifiant. C'est là que la verve ultra-violente du cinéma de Ridley Scott, qui filme l'Histoire comme une machine de destruction humaine implacable, s'exprime dans sa forme la plus stimulante et se superpose à la nature même du personnage de Napoléon Bonaparte. Débarrassé de ses oripeaux de figure mythique (et aujourd'hui fantasmée par certaines franges politiques), il se dévoile comme l'unique narrateur de sa propre légende qui, au milieu de ses pérégrinations et conquêtes, n'assiste jamais à la disparition des personnages qui en sont les éléments constituants.

Ce fil mélancolique, qui pourrait agir en en miroir du parcours de Scott lui-même (un exécutant acharné qui travaille en vase clos, entouré de quelques collaborateurs fidèles), Napoléon ne s'en saisit jamais vraiment, trop occupé à dérouler sagement sa frise chronologique. Ridley Scott a d'ores et déjà promis qu'une version longue de plus de quatre heures et demie serait prochainement rendue disponible. Il y a fort à parier qu'elle ne saura pas combler l'absence d'incarnation d'un projet qui, derrière ses allures d'événement cinématographique, ne constitue qu'un épisode de plus dans la lente décomposition de la carrière de l'auteur de Blade Runner. Mais ne comptez pas sur lui pour trop cogiter là-dessus : Gladiator 2, avec Paul Mescal et sans Russell Crowe, est déjà prévu pour l'an prochain.

Napoléon, un film réalisé par Ridley Scott, avec Joaquin Phoenix, Vanessa Kirby, Tahar Rahim et Rupert Everett, 2h39. À découvrir au cinéma dès le 22 novembre.