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Que devient le progrès entre les mains de l’Etat?

Brève mise en garde à propos du « revenu universel » –

 

par Jean-Pierre Baudet

 

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Depuis plusieurs siècles, l’existence d’un revenu était rigoureusement conditionnée par une activité laborieuse (sous forme de salaire) ou par la propriété d’un capital (sous forme de dividendes). Seuls d’invraisemblable rêveurs pouvaient imaginer rompre un jour avec cette loi présumée éternelle, car liée à une supposée nature humaine (déjà, dans la Bible, travailler à la sueur de son front faisait office de malédiction immuable jusqu’à la fin des temps terrestres).

Le service militaire, lui aussi, était un devoir incontournable pour chaque individu (masculin), et ceux qui cherchaient à le contourner étaient poursuivis avec la même sévérité que ceux qui ne travaillaient pas : les premiers étaient mis en prison, tandis que les seconds étaient voués à mourir de faim.

Mais à la vérité, notre époque voit s’effondrer un assez grand nombre de « vérités immuables ». Le service national, par exemple, a tout d’un coup disparu au cours de l’année 1996. Le Président de l’époque, Jacques Chirac, était-il devenu tout d’un coup un antimilitariste convaincu, un pacifiste par passion, un libérateur plus ou moins libertaire ? Toujours est-il que cette décision était pressante, au point d’avoir agi au mépris du rapport Seguin, diligenté par l’Assemblée nationale, et de s’être passé du « grand débat national » initialement annoncé, comme aussi de toute réelle consultation du Parlement. La réforme, confiée initialement au ministre de la Défense de droite Charles Millon (gouvernement d’Alain Juppé) est finalement menée à bien (adoption d’une loi en 1997) après un changement de majorité imposant un gouvernement de gauche, sous la responsabilité de Lionel Jospin. Donc : droite ou gauche, peu importe, il fallait absolument que le projet soit adopté. Chaque fois qu’on retrouve pareil consensus, on est assuré d’avoir affaire à des motifs inavouables, que l’Etat préfère garder secrets1. D’un coup, d’un seul, tous les pesants discours moralistes, patriotiques et étatistes qui avaient traité depuis deux siècles (1798) le service national comme le fétiche absolument tabou et indiscutable se sont instantanément tus, tout ce qui avait été proclamé sacré est devenu à ce point obsolète qu’il n’était même plus question de s’en souvenir. Le Déserteur de Boris Vian aurait pu devenir le nouvel hymne national, non sans quelques réticences (heureusement pour cette sympathique chanson). Mais loin d’être un phénomène français, la même réforme a été adoptée par divers pays en abolissant la conscription2: ainsi l’Allemagne en 2011, l’Australie en 1972, la Belgique en 1995, l’Espagne en 2001, les Etats-Unis d’Amérique en 1973, l’Italie en 2006, le Liban en 2007, le Portugal en 1999, tandis que le Royaume-Uni l’avait déjà réalisée aussi tôt qu’en 1957 (un pays où la conscription n’a existé qu’une courte période de temps et où la professionnalisation de la chose militaire est une vieille tradition).

Que l’Etat ne se présente comme émancipateur qu’au terme d’un calcul intéressé dont il ne révèle pas les principaux aspects, voilà qui nous ramène à notre véritable sujet. Car tout d’un coup, sur l’ensemble de l’échiquier politique, on entend parler de plus en plus intensément d’un revenu universel, et chacun se précipite désormais pour nous vendre sa propre formule de cette recette miracle. Les termes varient (revenu garanti, allocation universelle, revenu universel, revenu de base, revenu d’existence, revenu inconditionnel, revenu social, revenue de vie, revenu de citoyenneté, filet de sécurité), de même que le contenu, mais le mot est désormais dans toutes les bouches.

Un tel coup de théâtre (un revenu garanti à vie sans lien avec le travail) est présenté, et perçu, comme la manifestation audacieuse d’un Etat humaniste, voulant attribuer à chacun, de façon indistincte et égalitaire, des moyens d’exister, sans plus imposer de contrepartie. Un immense progrès, nous dit-on, comme jamais on avait eu l’audace de l’imaginer : les plus éthérés ne manquant pas d’évoquer un « revenu d’existence ». Nous voici enfin reconnus, au-delà de toute exploitation, au-delà même de toute perspective utilitariste. Du jamais vu. Et en plus, l’Etat aurait soudain les moyens de déployer une politique aussi humaniste !

On peut espérer qu’une telle annonce, aussi peu crédible, suffira à susciter la suspicion de la part du public. On a beau évoquer en figures tutélaires des personnes aussi estimables que l’humaniste Thomas More, auteur de L’utopie, ou que le socialiste Paul Lafargue, auteur du Droit à la paresse, ou même le plus radical des utopistes, Charles Fourier, on a beau affirmer que cette révolution ne serait que l’aboutissement d’une volonté démocratique et égalitaire, il reste que jamais, de mémoire de bipède raisonnant, on n’avait vu l’Etat nous faire un cadeau. Et si cet honorable projet a obtenu l’adhésion de Milton Friedman et de think tanks libéraux comme Génération Libre, c’est bien que certains milieux influents doivent y trouver leur avantage. On ne croit pas si bien dire.

De ce revenu universel, il existe déjà diverses approches, allant d’une version minimaliste (un revenu de base) qui remplacerait l’ensemble des allocations allouées par l’Etat (allocations familiales, RSA, allocations de logement) à une version maximaliste (non seulement le revenu universel remplacerait les allocations précitées, mais il remplacerait aussi les allocations de chômage, les pensions des retraités et les indemnités de frais de santé). La version « maximaliste » pour l’Etat est évidemment la version minimaliste pour la population, en d’autres termes celle qui l’impacte (l’appauvrit) le plus, une véritable offensive massive.

Au-delà des immigrés et du terrorisme, on peut penser que les prochaines élections feront de cette question un cheval de bataille. Ils ne sont pas si nombreux, les sujets qui pourraient évoquer que, jadis, il avait été possible de nourrir des rêves de transformation du monde, des sujets qui font sensation, qui pourraient pour une fois trancher avec la gestion pusillanime, sans cesse resserrée, du cadre structurel de l’aliénation dominante. Le triste et fade personnel politique de notre époque donnerait sa chemise pour disposer d’un atout de cette espèce, qui lui fait habituellement si cruellement défaut – sous réserve bien sûr qu’il s’agisse là d’une simple illusion ou, mieux encore, d’un calcul discrètement occulté.

A gauche comme à droite, ces fieffés maquilleurs ne révèlent que par à-coups qu’il s’agit aussi de la seule mesure qui, selon eux, pourrait faire face à l’accroissement vertigineux du chômage dans le cours de la « révolution » numérique de la décennie à venir, face à des prévisions qui annoncent une proportion voisine de 50 % de la population active sans emploi – ce qui, d’une façon ou d’une autre, signifie un véritable changement de société. Ils n’ont pas d’autre recette. C’est le revenu universel, ou la révolution. Où, évidemment, une économie de guerre.

Bien qu’il paraisse assez peu vraisemblable que la version maximaliste puisse être adoptée en France, regardons néanmoins ce qu’elle impliquerait dans ce pays.

La somme la plus fréquemment annoncée au titre du revenu universel tourne autour de 750 EUR. Cette somme n’a de toute évidence pas été fixée en fonction des besoins de chacun (qui peut vivre décemment avec une telle misère ?), mais bien plutôt des économies que l’Etat entend réaliser par rapport aux dépenses actuelles. Vu sous cet angle, mais seulement sous cet angle, tout se tient.

En revanche, considéré du point de vue de la population, le dégrisement ne saurait tarder.

Voyons brièvement les grandes lignes auxquelles il faut s’attendre.

♦ Comme déjà évoqué, le versement d’un montant unique et inconditionnel se substituerait aux allocations de chômage aussi bien qu’aux indemnités de santé et aux pensions de retraite, aux allocations de logement et aux allocations de famille. En d’autres termes, ce montant impliquerait une baisse brutale et importante du revenu pour une grande masse de chômeurs, de retraités et de personnes avec des dépenses de santé récurrentes (sans parler des vieillards qui ne pourront plus du tout financer une maison de retraite). Un chômeur touche en moyenne 1.058 EUR (en 2015). Un retraité touche en moyenne 1.306 EUR. On constate qu’à raison d’un revenu universel de 750 EUR, un chômeur moyen perdrait plus de 300 EUR par mois, tandis qu’un retraité moyen en perdrait plus de 550 EUR. Dans de nombreux cas, évidemment, la perte est encore beaucoup plus sensible (certains chômeurs touchent jusqu’à 6.300 EUR, quant aux retraités, la pension n’a pas de limite supérieure). A ces pertes s’ajoutent dans les deux cas les frais de santé qui ne seront plus remboursés et qui, selon les personnes, peuvent atteindre des montants très élevés, parfois plus élevés que l’intégralité du revenu universel. Pour les personnes sans emploi et pour les retraités, la chute du niveau de vie s’annonce donc vertigineuse.

♦ Le revenu universel ne manquera pas non plus d’exercer un effet de réduction drastique sur les salaires des actifs. On en a une prémonition terrifiante en Allemagne de nos jours où l’Etat, donc le contribuable, finance une allocation destinée aux malheureux qui ont accepté des contrats de travail à 1 Euro, permettant ainsi aux entreprises de voir leur masse salariale fondre comme neige au soleil et de se frotter les mains, tandis que le contribuable finance des allocations plus ou moins dérisoires. Sachant que chaque candidat à l’emploi en France percevrait 750 EUR par ailleurs, aucun employeur ne manquera d’en tirer argument pour fixer le salaire proposé à la différence entre le salaire actuel et ce montant compensatoire. Le salarié « normal » (un « privilégié »), par conséquent, ne gagnera guère plus qu’actuellement, avec de surcroît des frais de santé totalement à sa charge. Cependant, parmi ses fournisseurs en termes d’immobilier et de consommables quotidiens, nombreux seront ceux qui affecteront qu’il y a eu augmentation de revenu de leurs clients et donc pousseront les prix dans le sens d’une inflation.

♦ Devant leur nouveau dénuement en termes de retraite et de santé, les salariés devront contracter des solutions de substitution privées, dont les prix vont identiquement s’envoler et absorber le revenu additionnel touché par les salariés. Quant aux retraités et aux chômeurs, ils seront bien sûr incapables de financer ces solutions privées. Actuellement déjà, un quart des Français refuse de se soigner pour cause d’insuffisance de moyens pour financer les soins. La disparition intégrale des indemnités d’assurance santé ne manquera pas de multiplier cette proportion à la hausse.

♦ Les vieillards qui de façon de plus en plus massive finissent dans des maisons de retraite ne pourront plus financer ce séjour, qui coûte généralement trois ou quatre fois le « revenu universel).

♦ Sur le plan fiscal, c’est une catastrophe qui en résultera également car devant cette baisse de revenu réel des chômeurs et des retraités, le fisc devra se focaliser encore davantage sur l’imposition du patrimoine, quitte à généraliser l’ISF à tous les « possédants » avec une nette réduction du seuil d’imposition, et à augmenter la CSG et les taxes indirectes de type TVA : hausses fiscales auxquelles ne pourront plus faire face les groupes sociaux les plus impactés par le revenu universel, les chômeurs et les retraités.

♦ Plus on se rapprochera de la version maximaliste, plus il est vraisemblable que le financement de l’opération sera reporté des « partenaires sociaux » vers l’impôt, et donc vers le contribuable. C’est ce qui transparaît dans les approches de type « crédit d’impôt » voire « impôt négatif ». Le grand gagnant, dans cette affaire, sera alors le patronat, discrètement déchargé de ses contributions sociales, un bénéfice considérable dont il rêvait depuis longtemps.

♦ Tous les bénéficiaires, salariés, chômeurs et retraités, seront entre les mains de l’Etat, dès l’instant où l’on ne sera pas (ou plus) titulaire d’un contrat de travail à peu près convenablement rémunéré, une proportion qui va diminuer sans cesse et de plus en plus rapidement. Le lien entretenu par la masse des nécessiteux envers l’Etat sera celle qu’avait mis en scène le vieux film Soleil vert : une existence sous perfusion, d’une dépendance absolue.

Toutes ces détériorations pour la population seront autant d’économies pour les entreprises et pour l’Etat : pour les premières, la fin des obligations en tant que « partenaire social » et la possibilité de réduire les salaires, pour le second une économie considérable en termes de bureaucratie de contrôle et de gestion.

Le revenu universel, que des pans de plus en plus nombreux de la classe politique affichent comme un facteur d’égalité et de politique « sociale », reviendra très précisément à creuser encore l’écart entre riches et pauvres, à réduire considérablement le nombre des classes moyennes « à l’aise » et à plonger dans le dénuement des groupes sociaux qui parvenaient encore plus ou moins à lui échapper.

La version maximaliste se présenterait ainsi comme la pire catastrophe sociale des deux derniers siècles, une véritable bombe à fragmentation, tant la diversité des béquilles et des rustines supprimées sera grande. Quant à la version minimaliste, simple mise au point d’un « filet de sécurité » unifié à la baisse, nous laissons à chacun le soin d’en évaluer l’impact dans son cas personnel, mais il est peu contestable qu’elle ne représentera qu’une étape transitoire en direction d’un objectif ultime sous sa forme maximaliste.

Cela n’empêchera pas quelqu’un, que nous aurons la charité de ne pas citer nommément, d’écrire dans le quotidien Les Echos : « c’est la victoire du loisir, la possibilité de ne plus avoir des fins de mois difficiles, de pouvoir partir plus facilement en vacances, et moins devoir « se priver », et donc maximiser son utilité. » A ceux qui veulent proférer n’importe quoi, ce nouveau mensonge et sa mise en pratique vont donner des opportunités inespérées.

On nous dit qu’en Finlande, un test sera effectué sur 2000 personnes dès janvier 2017 à raison d’une montant de 560 EUR par mois (http://www.lesechos.fr/monde/europe/0211232421384-la-finlande-va-tester-le-revenu-universel-2023046.php). Il n’a cependant pas encore été précisé quelles seraient les prestations sociales supprimées. Mais il est sans doute utile de rappeler que le salaire moyen s’élève en Finlande à 3.600 EUR, avec un niveau des prix qui le justifie. On imagine donc sans trop de peine quelle sera la vie quotidienne des heureux récipiendaires dès qu’ils ne seront pas jeunes, en bonne santé et employés en CDI avec un bon niveau de salaire. En France, le salaire moyen net s’établit à 2.200 EUR. Donc, si l’on voulait raisonner à proportions égales avec la Finlande, le revenu universel français ne devrait se situer qu’à 340 EUR…

En somme, l’instant approche où une société basée sur le travail se réfute d’elle-même. Elle a commencé à s’effondrer et donc fini de convaincre. Le défi à relever pour ceux qui gouvernent ces rapports sociaux au profit du capital devient désormais de les maintenir malgré tout. Le revenu universel s’inscrit dans cette perspective comme un dispositif stratégique majeur, en tant que faux dépassement du travail obligatoire. Congédier le travail pour tous, mais le maintenir pour certains et la marchandise pour tous, voilà une quadrature du cercle qui ne peut se traduire que par l’appauvrissement considérable pour une majorité qui dépendra intégralement du bon vouloir de l’Etat, donc par un apartheid social poussé à ses extrêmes.

Voici notre très bref aperçu d’une menace qui se profile à l’horizon, selon un calendrier assez rapproché. Il va sans dire que ce sujet mérite une attention toute particulière, et qu’il appellera des analyses plus poussées et plus développées que notre modeste et bref avertissement.

 


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Un nouveau Schibboleth?

par Jean-Pierre Baudet

 

Au moment où le site Palim-psao a l’amabilité de citer notre article de 2015 Heidegger, encore (http://www.palim-psao.fr/2016/10/heidegger-le-nazisme-et-l-antisemitisme-notes-de-lecture.html), il nous paraît judicieux de publier l’article suivant, intitulé Un nouveau schibboleth?

Ce texte date d’octobre 2014, et devait paraître sous forme d’e-book en version allemande aux éditions Matthes & Seitz, Berlin. Pour des raisons tout à fait mystérieuses, cette publication d’un texte tout d’abord chaudement approuvé par l’éditeur n’a jamais eu lieu, malgré quelques rappels de notre part. N’ayant pu apprendre officiellement les raisons de cet étrange revirement, nous ne saurons bien sûr les indiquer à nos lecteurs. Mais il paraît peut-être utile de préciser que cette maison d’édition publie aussi le très heideggerien Peter Trawny, l’éditeur des fameux Cahiers noirs, qui y faisait paraître à la même époque Irrnisfuge, Heideggers Anarchie, livre produit simultanément en allemand, en anglais et en français (en français sous le titre La liberté d’errer avec Heidegger – on notera que la stupide prétention de rapprocher Heidegger de l’anarchie, affirmée dans le sous-titre allemand et maintenue dans la traduction anglaise, Freedom to fail, Heidegger’s Anarchy, n’apparaît pas dans la traduction française).

Compte tenu de l’ancienneté de ce texte, chacun pourra évaluer combien la liste des groupements ou partis d’extrême-droite qui y est donnée aura évolué de façon notable, entre octobre 2014 et octobre 2016.

Voici donc, pour nos lecteurs, une traduction française de cet opuscule condamné. Le lecteur pourra télécharger le texte en format PDF: un-nouveau-schibboleth.

Quant à la version d’origine, en allemand, elle est également jointe en format PDF: ein-neues-schibboleth

Jean-Pierre Baudet

Un nouveau schibboleth?

ou :

Tout ce qui peut se cacher derrière le débat sur l’antisémitisme

 

On peut s’en rendre compte, on peut le refouler : les Européens que nous sommes vivent une époque qui menace de remettre le national-socialisme à l’ordre du jour. Pendant des décennies, celui-ci semblait écarté pour toujours, d’autant plus qu’on supposait qu’il n’était survenu dans l’histoire qu’à la faveur de circonstances uniques et aléatoires. Il était de règle de penser que de tels mouvements n’auraient pu rencontrer de succès sans la Première Guerre mondiale, sans les mesures d’exception qui lui succédèrent, sans le nationalisme et l’esprit de revanche, sans la crise économique mondiale et sans la politique de création d’emploi par l’industrie d’armement. Et, évidemment, sans qu’un antisémitisme ne devienne un thème prioritaire jusqu’à prendre des dimensions massives. Qualifier quelqu’un de fasciste apparaissait le plus souvent comme l’usage d’une métaphore exagérée ou imprudente, comme le réflexe figé et irréfléchi de gauchistes qui, pour se considérer eux-mêmes comme subversifs, devaient manier des reproches aussi automatisés, réduits à l’état de stéréotype.

Tout ceci est parvenu à son terme.

Le retour international de thèmes nationaux-socialistes dans de nombreux pays montre que leur surgissement n’est nullement déterminé par des circonstances qu’on pourrait qualifier d’aléatoires.

Dans de nombreux pays ? Ceci n’est certainement pas une exagération, comme en témoigne la liste suivante (nous avons pourtant fait abstraction des innombrables mouvements et sites Internet qui propagent les idées d’extrême-droite, et n’avons retenu que des partis politiques intégrés au parlementarisme) : en Allemagne le NPD, la Deutsche Volksunion et les Republikaner ; au Royaume-Uni le British National Party, le British National Front et le United Kingdom Independence Party ; en France le Front national ; en Espagne la Democracia Nacional, Alternativa Española et le Movimiento Social Republicano ; en Grèce l’Aube dorée ; en Belgique le Vlaams Belang et diverses tendances issues du Front national ; en Italie la Forza Nuova et le MSFT ; aux Pays-Bas le Parti pour la liberté ; en Autriche le FPÖ et le BZÖ ; au Portugal le PNR ; au Danemark le Dansk Folkeparti ; en Suisse le PNOS et, au Tessin, la Destra Sociale Fiamma Luganese ; en Ukraine la Svoboda ; en Finlande le Perussuomalaiset (Finnois de base) ; en Norvège le FrP ; en Bulgarie le parti Ataka ; en Croatie le HSP et le HDSSB ; en Hongrie le Fidesz ; en Pologne le PiS, le Porozumienie Polskie, le RKN et le NOP ; en Roumanie la Noua Dreapta et le Partidul România Mare ; en Serbie la Srpska radikalna stranka ; en Slovaquie, de même qu’en Slovénie, le SNS ; en Israël plusieurs mouvements d’extrême-droite, dont certains se sont regroupés en Union Nationale, dont l’impact est comparable à celui du Likoud ; en Russie le Parti Libéral-Démocratique de Russie ; aux USA le Tea Party dispose d’une masse de sympathisants évaluée à plus de 50 % dans les sondages ; et dans nombre de pays arabes la puissance de l’intégrisme religieux n’est rien d’autre qu’une version adaptée à l’Islam de contenus fascistes 1

On peut se disputer relativement aux différences entre la crise économique mondiale de 1928 à 1930 et les problèmes réduits à une simple crise « financière » de la période 2007 à aujourd’hui. Mais dans les deux cas se révèle l’intrication internationale de l’économie capitaliste, de même que l’apparence trompeuse d’un problème qui viendrait de l’extérieur. Que cet « extérieur » existe au sein de chaque pays, y fasse partie du cœur même de l’économie « nationale » capitaliste, voilà ce qui doit précisément être écarté de la conscience. Sur un plan national, n’est censée exister qu’une production tangible, solide, saine, tandis que tout le mal viendrait du commerce international, d’une spéculation dirigée contre la « patrie ». Que les groupes et les banques de chaque pays se livrent une guerre à l’échelle planétaire, personne ne peut en effet en douter. Mais que cette même guerre s’exerce à l’intérieur de chaque pays (par exemple entre concurrents, mais aussi entre employeurs et salariés), que cette guerre participe de l’essence la plus intime de la production capitaliste, et qu’elle sacrifie et doive sans cesse sacrifier la réalité à la valeur, voilà autour de quoi se déploie une lutte idéologique : cela, il ne s’agit pas de l’admettre si l’on veut préserver le capital en tant que catégorie. La nouvelle routine par laquelle le gangstérisme international (FMI, Banque mondiale, Commission européenne, fonds de spéculation privés) réduit en captivité des pays entiers par le biais de l’endettement et les transforme en entités valorisables, productives, c.à.d. disponibles au pillage, active et potentialise comme par hasard de telles frustrations. Et les nains de jardin de la prétendue « politique », peu importe s’ils dorment plutôt « à droite » ou « à gauche » dans le baldaquin politique, ne s’autorisent nullement à s’opposer à de tels périls, car c’est depuis longtemps qu’ils ont intériorisé toutes les prémisses d’une telle évolution et ne figurent plus que comme concierges du pillage généralisé : ce qui constitue évidemment la principale source qui alimente l’extrême-droite 2

C’est pourquoi le national-socialisme est tout sauf aléatoire, pas plus qu’il ne fait partie du passé. Il n’est rien d’autre que la volonté, orientée vers le passé et préprogrammée par le système capitaliste, de mener l’économie nationale vers un état d’ « autarcie » plus ou moins théorisé, dans lequel le capital national est censé fêter dans l’ivresse des noces avec la force de travail nationale. Ce n’est que par cette union, scellée dans le même canot de sauvetage, que les deux, laisse-t-on entendre, pourront échapper au danger, comme on a pu voir dans le blockbuster Titanic.

On sait cependant comment finissent des naufrages de cette espèce.

On le sait à tel point que l’on recule devant toute discussion qui en serait à la mesure, et qu’on préfère chercher la meilleure façon de la réduire au silence.

Une méthode éprouvée consiste à utiliser l’antisémitisme comme schibboleth exclusif et universel : celui qui ne peut pas être exposé à ce reproche a sauvé sa réputation et a le droit de continuer la partie. Avec cela prend naissance un syllogisme très apprécié : a) un nazi est un antisémite, b) X. (n’) est (pas) un antisémite, c) ergo X (n’) est (pas) un nazi. La singularité qui fait que la seconde prémisse comme aussi la conclusion sont formulées de façon négative (donc : pas un antisémite, et pas un nazi) n’enfreint nullement les règles formelles du syllogisme, mais le jugement particulier qui se présente sous forme négative, comme du coup le syllogisme tout entier, souffre du fait que le prédicat de la seconde prémisse est identique avec celui de la première (et non avec son sujet). De ce fait, la fonction logique du moyen terme s’est perdue. Pour être formellement recevable, le syllogisme devrait s’énoncer : a) un nazi est un antisémite, b) X (n’) est (pas) un nazi, c) ergo X (n’) est (pas) un antisémite. Mais en formulant ainsi, l’effet souhaité n’aurait pas lieu. Le schibboleth de l’antisémitisme falsifie en profondeur la logique du syllogisme sur laquelle elle s’appuie, mais cela est précisément l’objectif recherché.

Cette stratégie atteint pour ainsi dire son sommet (mais aussi sa limite absolue) lorsque le monde académique exhume de sa tombe le cadavre du « roi secret » de la philosophie (l’expression est de son élève et amante Hannah Arendt) afin de vérifier son ADN en matière d’antisémitisme. On nous annonce que les Cahiers noirs serviront comme ligne de partage des eaux. Mais vient ainsi s’ajouter à l’affrontement déjà ancien du pour et contre (par exemple François Fédier contre Emmanuel Faye, pour ne citer que ces deux-là) un troisième point de vue, apparemment plus nuancé, celui de l’éditeur Peter Trawny, lequel se formulerait à peu près comme suit si on voulait le déguiser en syllogisme : a) chaque antisémite n’est pas nazi, b) Heidegger était antisémite, c) donc Heidegger n’était pas nazi. Dans ces conditions, le caractère antisémite d’Heidegger signifierait en soi qu’il ne fut pas nazi. Celui qui établit le premier terme établit aussi le second. Ou pour le dire encore autrement : credimus quia absurdum. Car c’est bien ainsi qu’on prend définitivement congé de toute logique présentable.

Prenant en considération l’honnêteté et le courage avec lesquels cette quête du Graal apparemment inconfortable se fait sous les yeux du public, comment ne pas relever qu’elle sert pour finir d’opportun manteau d’invisibilité pour oublier tant de constats déjà faits, comme par exemple celui que le monde intellectuel de Heidegger ressemble à un mélange effectivement original entre représentations du sang et du sol, un désir de « révolution nationale », un jargon de fonctionnaire transfiguré dans un sens « authentique » et une ontologie fournie par les pères de l’Eglise. Tant que l’on parvient à vérifier, mettre de côté, doser et discuter la présence de l’antisémitisme dans la pensée du maître, cet arbre isolé cachera toute la forêt noire et brune, laquelle pourra se faire d’autant mieux oublier.

Le débat autour de Heidegger ne sera mentionné ici que pour montrer le rôle que l’antisémitisme peut jouer dans l’opération d’embrouillage de l’opinion publique. Et en quoi un questionnement qui paraîtrait, considéré de façon superficielle, comme courageux et progressiste peut mener exactement dans le sens opposé : vers l’obscurcissement de faits bien plus désagréables et fondamentaux. Il ne saurait être question, dans ce contexte, d’une « clairière », d’un « dévoilement » ou d’une ἀλήθεια.

De cette façon, la mise en cause universellement pratiquée et acceptée de l’antisémitisme débouche sur une disculpation trop rapide, gouvernée par elle-même. Qui donc avouerait être antisémite ? Non seulement ce n’est pas présentable, mais la dénégation de ce vilain défaut permet, à faible coût ou même gratuitement, de faire partie de la clique de ceux à qui l’on réserve les micros et qui sont autorisés à façonner l’opinion. De la même façon que personne ne sait de Paris Hilton, pour quelle raison elle est célèbre, chacun pourrait acquérir une notoriété en proclamant publiquement qu’il n’est pas antisémite. Celui-ci parlerait couramment le médiatique, et cela mérite récompense.

Il existe une autre raison encore pour laquelle le concept d’ « antisémitisme » n’échappe pas au reproche de répandre l’obscurité et non la lumière. Car la catégorie des sémites embrasse tant la population arabe que la population juive. Cette ambiguïté culmine dans la controverse tragicomique qui fait qu’en France, il existe une extrême-droite qui défend Israël et souhaiterait expulser sans délai chaque travailleur arabe vers son pays d’origine (Marine Le Pen), mais aussi une autre variante, qui sympathise au contraire avec la population musulmane tout en rêvant de débarrasser le pays de tous les juifs (Soral, Dieudonné). Pour sûr qu’on peut aussi trouver de nombreux xénophobes qui étendent confraternellement leur haine aux deux populations à la fois. La singularité du bouc émissaire reste aléatoire, pour peu qu’il provienne de la même région du monde. 3

Question à nos lecteurs : les nationaux-socialistes auraient-ils donc été des gens sympathiques et fréquentables s’ils n’avaient pas été antisémites (ou plutôt des assassins de juifs) ? Cette question permet peut-être d’évaluer, à quel point la focalisation exclusive sur la haine des Juifs entraine des errances. Qu’on nous comprenne bien : il n’est pas question ici que la persécution des Juifs n’aurait été qu’un « détail », comme le fit savoir un jour l’horrible Le Pen, mais il s’agit de comprendre que seuls des adeptes du national-socialisme pouvaient de surcroit haïr et assassiner des Juifs (et des tziganes, des homosexuels, des communistes, etc.). Ce portrait effrayant, il faut d’abord pouvoir se le permettre, il couronne généralement un type de caractère qui est déjà désespérément morcelé, et qui doit se venger de ce morcellement sur le dos de quelqu’un. L’amplitude entre « national » et « socialiste » qui participe du national-socialisme est un tel morcellement : une formation monstrueuse à laquelle on ne peut survivre, ne serait-ce que transitoirement, qu’aux frais d’autrui.

Prenons à présent un autre exemple.

Qui possède actuellement une sorte de brevet automatique d’absence d’antisémitisme ? L’Etat d’Israël bénéficie de ce privilège hors du commun. Chaque individu et chaque entité collective dans le monde doivent prouver que l’antisémitisme ne les concerne pas, et cette preuve doit être apportée encore et encore, car il paraît que cette maladie frappe à l’improviste. Mais c’est pour des raisons pour ainsi dire ontologiques que l’Etat qui représente tous les Juifs de la planète, lui en revanche, ne court pas ce danger. Le voici également libéré de toute obligation de se justifier, quel qu’en soit le contexte.

Ce brevet, établi en son propre nom et devenu évident, ouvre du même coup pour l’Etat d’Israël des possibilités qui seraient ailleurs impensables. Le système d’apartheid établi militairement en Palestine, où la population civile est parquée dans des townships strictement séparés entre eux pour y végéter, y être emprisonnés et y être arbitrairement bombardée, constitue la mesure pour l’instant la plus extrême adoptée par une « politique » qui peut se permettre d’ignorer purement et simplement 226 résolutions du Conseil de Sécurité des Nations unies et 285 résolutions de l’Assemblée Générale de ces mêmes Nations unies 4, et tout cela sans qu’aucune sanction n’ait été adoptée par l’ONU. A ce privilège unique correspond la possibilité exploitée de façon systématique de repousser toute critique de la politique d’Israël en tant qu’ « antisémite », un reproche qui en fait reculer plus d’un.

Parler de privilège ne paraît donc pas relever d’une exagération. Certes, le schibboleth de l’antisémitisme ne constitue d’aucune façon une explication suffisante ni même principale pour une telle situation, mais il participe au renforcement de la politique d’intérêt pratiquée en et par Israël.

Personne ne semble avoir remarqué que l’expression d’antisémitisme, pour peu qu’elle ait une signification, doit couvrir et protéger également la population palestinienne 5. Celle-ci a en effet la malchance de rester devant le seuil du concept mal compris, à l’extérieur d’un temple qui ne l’accueille pas.

Comme il transparaît dans de tels exemples le schibboleth de l’antisémitisme s’avère un outil très flexible. Partant du souvenir d’une monstruosité historique indubitable, il peut se transformer en un instrument servant à la justification de tendances générales qui s’opposent presque toujours à la liberté.

Dans son livre Sur la question juive (1843), Karl Marx avait affirmé : « l’émancipation des Juifs est en dernière instance l’émancipation de l’humanité du judaïsme ». D’une émancipation des Juifs, il avait prophétisé qu’elle ne pourrait se réaliser sans une intégration sans réserve et sans limite des Juifs à une humanité réelle, c.à.d. libérée de la tyrannie de l’argent. La persistance de nos jours de l’antisémitisme de même que l’utilisation douteuse de sa critique rappellent tous les deux cette prophétie, et ces deux échecs lui donnent raison. « Nous sommes tous des Juifs allemands », disaient en 1968 les manifestants protestant contre l’expulsion de France de Daniel Cohn-Bendit. Ces manifestants ne se doutaient pas ce qu’il adviendrait un jour de ce meneur estudiantin (un bruyant défenseur du libéralisme), mais ils protestaient contre une catégorie excluant quelqu’un de l’humanité et avaient pour intention que chaque humain soit respecté en tant qu’humain. Il n’existe aucune raison de dévier de cette intention, d’autant plus que depuis un demi-siècle, la politique de l’Etat d’Israël forme une opposition violente contre elle.

 

 


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Remarques éparses à propos du mouvement « Nuit Debout »

par Les Amis de Némésis

 

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Dans un contexte où le « gouvernement de gauche » n’a cessé d’apporter la preuve qu’une telle expression est vide de sens, que le job d’un gouvernement, quel qu’il soit, est d’adopter des mesures favorisant le transfert de la richesse de la population vers le capital, et que tout l’art de la « démocratie parlementaire » est, de façon générale, de faire croire qu’il s’agit de représenter le peuple alors qu’elle n’est au contraire qu’un dispositif trompeur fonctionnant en faveur de l’économie capitaliste-marchande, la loi El-Khomri, dernier avatar en date venant matérialiser ce constat, a fini par faire déborder le vase. Les hommes politiques sont plus nus que jamais, les ficelles qui s’agitent au-dessus des marionnettes plus visibles que jamais, ainsi que les mains des marionnettistes du MEDEF et de la Commission européenne.

Le mouvement Nuit Debout, qui tient quotidiennement la place de la République à Paris depuis le 31 mars 2016 et qui essaime désormais dans de nombreuses villes en France (une soixantaine) ainsi qu’à l’étranger (Espagne, Portugal, Allemagne, Belgique) 1 ne traduit pas seulement cette saturation et cette exaspération, mais s’emploie aussi à créer une sphère embryonnaire de démocratie directe où la libre discussion s’engage à propos des moyens pour sortir de l’impasse désormais manifeste dans laquelle la société s’est engagée, ainsi que des objectifs qui pourraient prendre le relais.

Ceux qui pensent disposer déjà des recettes qu’il suffirait d’appliquer vont bien entendu déplorer le temps perdu à discuter « de tout et de n’importe quoi ». Or, discuter de tout nous paraît un excellent projet, et « n’importe quoi » n’est une catégorie viable que pour ceux qui restent aveugles à la cohérence d’un monde : car tous les chemins, en réalité, mènent aux véritables causes à condition de les parcourir avec suffisamment de persévérance. Bien sûr, chaque cause particulière peut aussi se transformer en bourbier duquel on ne parvient plus à émerger, et nous faire perdre de vue ce qui pourrait se révéler essentiel : mais ce danger, bien réel, ne doit jamais plaider en faveur d’une ignorance volontaire, ou d’un mépris inspiré par la précipitation.

Quand une chape se fissure, donc, on voit inévitablement surgir la matière vivante longtemps réprimée, dans ses états les plus variés. C’est cette prolifération que les acteurs de Nuit Debout ont décidé d’accueillir, de prendre au sérieux et de structurer sans rien en exclure.

Pour cette raison, le mouvement Nuit Debout se révèle composé des tendances les plus diverses et, parfois, difficilement compatibles. Mais cette incompatibilité elle-même est matière à discussion, non pas par esprit d’éclectisme ou par volonté de tolérance, mais tout simplement parce que ce qui s’arrête trop tôt dans l’analyse, plutôt que d’être rejeté, gagne à être prolongé jusqu’à son aboutissement. Ces discussions possèdent une indéniable qualité maïeutique, à cent lieues d’une simple adoption de slogans convenus, auxquels les gens s’identifient habituellement à force de les entendre répéter de façon hypnotique (qu’il s’agisse des slogans de l’idéologie dominante, conformiste, favorable à l’économie et à la marchandise, à l’exploitation du travail, ou des diktats gauchistes incantatoires, comme l’autogestion immédiatiste, la promotion d’un parti ouvriériste, ou la défense du travail pour le travail).

A titre d’exemples, voici un échantillon de ce que nous avons relevé.

Nous avons entendu d’anciens ou d’actuels syndicalistes venant ressusciter sur cette nouvelle tribune, inespérée, la lutte des classes ancienne version, celle qui revendiquait des « conditions de travail décentes ». Un rêve si passéiste est évidemment favorisé et renforcé par la situation lamentable du marché du travail actuel, où la force de travail se brade de plus en plus pour des tâches ponctuelles, mal payées et dégradantes, ruinant jusqu’à l’existence la plus modeste (payer son loyer, nourrir une famille, partir en vacances). La précarité comme forme de harcèlement économique est en passe de devenir la dimension centrale de l’existence toute entière, et ceux qui ont connu les « trente glorieuses » sombrent trop facilement dans leur nostalgie, comme si ce stade transitoire du développement capitaliste, condamné par celui-ci, avait été son dépassement. C’est là, finalement, l’illusion la plus funeste de toutes, celle que ce mouvement doit éviter à tout prix.

L’idée d’une nécessaire « convergence des luttes » figure parmi les origines de ce mouvement et rejoint souvent le point précédent (le regain des revendications sectorielles). Elle est, certes, à la fois simple et convaincante : les différents conflits sont affaiblis par leur isolement, et une plus vaste solidarité ne peut que favoriser leur aboutissement. Mais une certaine proportion des participants à Nuit Debout a compris qu’une telle approche, syncrétique, limite considérablement l’objet du débat : car ce ne sont pas des points isolés qui sont à remettre en cause, mais la logique d’ensemble du système 2. C’est le modèle tout entier qui ne fait plus recette, qu’on ait du travail ou qu’on n’en ait pas. C’est le modèle entier qui craque par toutes ses coutures, et chacun de ses secteur (emploi, destruction de l’environnement, éclatement du tissu urbain, mépris des personnes, concurrence et haine programmées notamment vis-à-vis des étrangers, analphabétisme galopant, généralisation de l’addiction par la marchandise, difficulté de se loger, etc.) n’en est qu’une facette parmi d’autres. L’amélioration ponctuelle d’un aspect ne sert finalement qu’à relancer l’ensemble, qu’à lui donner une bouffée d’oxygène. Cela fait trop longtemps que les gens se battent pour la survie du système qui, tôt ou tard, les broie.

Au-delà des conflits du travail, le mouvement comprend de nombreuses tendances « sociétales» qui ont ces dernières années été substituées à la critique socio-économique et qui viennent rappeler que leur terrain respectif est toujours en souffrance (féminisme, tendances LGBT, mouvements antiracistes, militants antispécistes, écologistes divers et variés). Leurs revendications sont tantôt celles d’une simple amélioration du capitalisme (égalité de salaire entre hommes et femmes, respect des identités sexuelles, respect du vivant animal ou de l’environnement naturel), tantôt celles d’une forme de société dans laquelle le despotisme économique ne s’imposerait plus, et où les décisions pourraient être prises collectivement, selon des critères concrets et soumis à l’empathie et à la réflexion de tous, sans égard pour un critère de valorisation. Le plus souvent, ces critiques se réfèrent au rejet du profil macho-hétéro-blanco-centriste de type WASP qui empoisonne les relations sociales et leur préfère les rôles rigides imposés par l’abstraction de soi, corrélative du travail abstrait et de la valeur.

Une tendance qui s’exprime très clairement est celle d’un « peuple de gauche », devenu furieusement orphelin du fait de la dérive extrême-droitière de ses élus, et qui se divise entre ceux qui rêvent d’un retour au Programme commun qui serait défendu par les partis de la « véritable » gauche (type Mélenchon), et ceux qui sont en train, enfin, de faire leur deuil de la représentation parlementaire et de l’Etat, rejoignant la lucidité libertaire pour laquelle la démocratie directe, et elle seule, peut mettre fin à l’aliénation économique, permettant une réappropriation non seulement de la production, mais de l’ensemble du mode de vie. Mais la dégradation vertigineuse de la social-démocratie produit ici comme ailleurs le risque d’une critique régressive, à une époque où la régression constitue de fait une perspective dominante (sans elle, le progrès fulgurant de l’extrême-droite en Europe de l’Ouest et de l’Est ainsi qu’en Russie, en Australie, aux Etats-Unis, en Inde, au Proche-Orient ne serait guère explicable). L’un des impératifs de ce mouvement est de sortir de ce cercle vicieux de la façon la plus lucide.

L’un des points les plus saillants du mouvement (et qui se montre représentatif de pans très larges de la population) est le rejet de la sphère politique et de la caste qui se l’est appropriée. Mais, de même que dans le reste de la population ce rejet peut mener à un insoluble défaitisme (quand ce n’est pas à un report désastreux vers l’extrême-droite réussissant à se différencier illusoirement de la caste « politique »), il se heurte ici et partout à la difficulté de concevoir le mode de dépassement qui en serait l’aboutissement. Une certaine partie de l’assistance semble pourtant considérer comme acquis qu’il n’y a jamais eu de démocratie réelle et que les fondateurs des régimes parlementaires n’en voulaient pas, et avaient cherché à mettre en place, avec succès, un système qui en arbore l’apparence mais confisque en réalité le pouvoir 3. La volonté d’aller au-delà de cette dépossession (qui s’exprime par le rejet de tout leader et par une attention extrême portée au fonctionnement démocratique du mouvement, des assemblées, des actions) est fortement présente, comme elle le fut chez les « Indignés » espagnols ou chez les « Occupy » nord-américains, mais aussi démunie, forcément, par le caractère inédit du projet. Instaurer une forme de démocratie directe place de la République ou à Notre-Dame des Landes est une chose relativement facile, généraliser cette forme l’est beaucoup moins, ne serait-ce que parce qu’elle présuppose la création d’assemblées de ce type un peu partout, dans l’ensemble du tissu social.

La place à réserver au travail fait l’objet de discussions nombreuses et contradictoires. D’une part il est question de modifier la répartition des richesses en faveur du travail, et de reconduire l’ancestrale « fierté du travailleur », d’autre part le travail est compris comme une dimension centrale et indissociable du capitalisme lui-même, qui ne doit plus demeurer le mode de socialisation imposé à tous au nom de la valorisation du capital. De ce second point de vue découle évidemment une foule de discussions face à l’exploration conceptuelle (et pratique) d’un au-delà, qui restent superflues si l’on s’en tient au premier. Ici aussi, par conséquent, conflit entre la commodité stérile d’un retour aux vieilles conceptualisations et la difficile mais nécessaire avancée vers une terre inconnue : l’au-delà du capital et du travail.

La radicalité du mode de constitution d’une démocratie directe est évidemment fonction du degré d’avancement d’une critique de l’économie. S’il n’est question que de brider le capital par des mesures de souveraineté étatique, ou de nationaliser des entreprises présentant un intérêt vital, ou d’interdire des pratiques financières spéculatives particulièrement outrageuses, aucune rupture avec le mensonge organisé de la représentativité politique n’est nécessaire. Mais une partie non négligeable des participants semble avoir compris qu’une égalité politique était vide de sens tant qu’elle ne se fondait pas sur une égalité culturelle, économique et sociale, qui est incompatible avec le capitalisme comme mode de socialisation aliéné. Si l’ensemble des participants semble partager une volonté claire et délibérée de démocratie (directe), une partie d’entre eux veut encore appliquer une avancée aussi audacieuse et radicale à une vision simplement réformée du capital et du travail. Nouvelle contradiction, qui risque d’évoluer en faveur de la version moins-disante.

La meilleure façon de dépasser la simple « convergence des luttes » est certainement de ne pas se cantonner à celles qui se sont déjà déclarées, mais d’en susciter beaucoup d’autres. Le mouvement Nuit Debout dispose désormais de suffisamment de sympathie et de moyens pour sortir de sa position défensive, et il l’a compris. Ses actions semblent pour l’instant orientées vers l’agit-prop symbolique et vers l’opposition pratique à certains « excès » de l’industrie financière (par exemple devant les agences de la Société Générale spécialisées dans la gestion de fortune et impliquée dans les Panama Papers). A cela, d’autres types d’intervention doivent s’ajouter, comme l’intervention dans les centres d’affaires, à La Défense ou à Saint-Denis, ou devant les usines : pour expliquer à ceux qui sont encore salariés que bientôt ils ne le seront plus, ou seulement de façon très précaire, pour préfigurer ce que le système de rationalisation leur prépare, pour ébranler cette regrettable tendance de se sentir à l’abri pendant qu’on voit tomber les autres. La question n’est pas seulement de fédérer ceux qui sont déjà en crise, ou dans l’action (cf. les ZAD), mais de contaminer ceux qui ne le sont pas encore, et qui croient rester épargnés. Le blocage de la production est et reste l’atout majeur dont un mouvement qui se généralise ne peut se passer.

La ligne d’évolution de ce mouvement, qui est géographiquement en phase ascendante, se jouera probablement sur les contradictions brièvement résumées ci-dessus, et bien sûr aussi sur le degré d’écoute et de soutien qu’il va rencontrer dans ses actions, et dont il n’est pas responsable.

 


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De la musique comme champ de vérité

par Jean-Pierre Baudet

 

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« La musique est un exercice de métaphysique qui s’ignore, pendant lequel l’esprit ne sait pas qu’il est en train de philosopher »

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation

 

Même si Paul Klee jouait du violon, même si Arnold Schoenberg et Dietrich Fischer-Dieskau peignaient, ceux qui sont très sensibles à la peinture le sont souvent moins à la musique et vice-versa, comme si un développement inégal des facultés sensorielles était nécessaire pour en privilégier certaines (selon le schéma : l’accordeur de pianos est toujours aveugle). Mais s’agit-il uniquement de dispositions sensorielles, ou ne s’agit-il pas aussi de l’accord subjectif entre une forme particulière de sensibilité et ce qu’il est convenu d’appeler les fonctions du langage – si l’on veut bien étendre le terme de langage aux arts tels que peinture et musique ?

Avant d’approcher cette question à propos de la musique, rappelons tout d’abord qu’une telle interrogation peut sembler insolite.

Pour la plupart de nos contemporains, la musique relève de la sphère de « l’agréable » (de la même façon que dans les sociétés dites primitives, elle relevait de la sphère rituelle et festive, rythmant l’adhésion collective au mythe par la danse). Il y a des genres musicaux, aujourd’hui majoritaires, qui expriment et concrétisent l’idée du caractère « agréable » (ou « divertissant ») : du coup, entre l’opinion et la pratique sociale, s’établit un rapport circulaire extrêmement solide. La musique « agréable » se résume trop souvent à brosser une écoute massifiée dans le sens du poil, illustrant une approche partielle et pauvre qui ne fait pas surgir la question des fonctions du langage, au point que celle-ci, du coup, semble tout à fait superflue. Pourtant, il existe aussi une musique qui nous parle du fond de nous-mêmes et qui nous dit des choses que le langage discursif ne sait pas dire, une musique qui possède une position absolument privilégiée et unique, qui peut nous émouvoir plus que toute autre chose – justement, parce que ce n’est plus une chose du tout, mais une partie de nous, pour ne pas dire un « nous » qui est plus « nous » que « nous » (une découverte de soi, de notre intérieur, qui nous vient de l’extérieur, de quelqu’un d’autre – du musicien – et qui tisse donc un lien indissociable entre nous et nous, et entre nous et ce tiers à la fois). Wilde disait que la nature imite l’art ; on serait tenté de dire que l’amour n’est qu’une forme de ce que réussit aussi la musique : créer un unisson que rien d’autre ne peut produire. Ce qui fait que la musique à la fois nous déchire et nous console.

Souvent je me dis qu’une musique vraiment réussie est plus intelligente que tous les livres qu’on a pu écrire. C’est sans aucun doute très exagéré, mais ce qui reste, et qu’Adorno avait compris plus que tout autre, c’est que la musique a à voir avec la vérité. C’est totalement inattendu pour tous les gens qui, de bonne foi et aidés par le contexte, consomment de la musique (de la musique agréable), mais cela me paraît essentiel. Comme la musique ne désigne rien (cette fonction du langage lui fait défaut), elle intensifie les autres fonctions du langage, et en cela une musique digne de ce nom est capable de dépasser, à sa façon, le langage conceptuel.

Il est convenu (depuis Jakobson, mais le schéma évolue) de distinguer plusieurs fonctions du langage, qu’on peut transférer sur la musique : expressive (très forte en musique), conative ou incitative (même remarque), phatique (limitée dans le classique, plus présente en musique de variété), référentielle (absente en musique) et poétique (évidemment très forte en musique, comme art qui travaille sur lui-même, sur sa propre substance, de façon à la fois réflexive et créative). Les fonctions du langage sont comme les formes constitutives de la marchandise (valeur d’usage, valeur d’échange) ou comme les fonctions de la monnaie (réserve de valeur, moyen d’accumulation, unité de compte, instrument de paiement, moyen d’échange marchand) : leur combinaison produit un objet complexe, au sein duquel une relation antagonique différencie et, parfois, en vient à opposer ses composants (la valeur d’échange prend le dessus et supprime la valeur d’usage, la fonction référentielle peut étouffer les autres fonctions, la fonction de l’échange « dévalue » d’autres fonctions). « Passe-moi le beurre » est, d’une certaine façon, la mort du langage, son stade le plus pauvre, celui qui le réduit à un panneau signalisateur (aucune expression de soi, aucune réflexion sur soi, aucune création sémantique) : le langage n’y est qu’un instrument, qui se situe parmi la casserole, le tournevis et l’automobile, et qu’on ne sort de sa boîte qu’à point nommé, en cas de besoin. On s’aperçoit que les genres discursifs les plus convenus (comme donner un ordre, réciter un compte-rendu, aligner des formules de « politesse », accumuler vainement des détails descriptifs) sont comme par hasard les plus simplistes, ceux qui combinent très peu d’entre les fonctions latentes, voire n’en acceptent qu’une. La musique m’apparaît donc comme une forme supérieure d’intelligence quand elle parvient, par son travail sur soi (sur sa propre substance), par l’enchaînement qui devient le sien et qui la constitue dans son déploiement temporel, de construire un rapport à soi qui nous parle et qui nous émeut. Elle possède, dans ces cas, la dimension réflexive qui est la dimension supérieure de la pensée, ce rapport à soi qui est inclus dans le rapport au monde et qu’on ne trouve que dans la (bonne) philosophie et dans la (bonne) poésie, mais pas dans les autres formes de pensée (si on met à part un certain humour populaire, du genre titi parisien ou gamin du vieux Berlin, ou, le plus bel exemple de tous, dans l’humour juif et dans son support privilégié, la langue Yiddish).

En ce sens, je crois qu’on peut effectivement avancer que la musique a rapport à la vérité, et même un rapport qui fait douloureusement défaut à de nombreuses formes de langage (qu’il soit quotidien, banal, ou aussi bien savant et technique).

Chacune des fonctions du langage impose sa propre forme de vérité.

La fonction référentielle, la plus connue et manifestement celle que la forme de société utilitariste dans laquelle nous vivons privilégie et de loin, conçoit la vérité comme l’établissement d’une identité entre le signifiant et le référent : je dis ce qui est, et ce qui est, est ce que je dis : ma représentation du monde coïncide avec le monde ; le langage et le réel sont en harmonie ; il suffit d’employer le bon terme ; la société est divisée entre ceux qui possèdent le langage approprié, les propriétaires du monde, et ceux qui ne trouvent pas leurs mots, et ratent le monde ; la solution à tous les maux est l’enseignement et l’effort de se conformer à ce que celui-ci inculque.

La fonction expressive est tolérée, voire propagée, mais à condition de se dérouler dans les ensembles circonscrits où cette fonction est admise : parler de soi, c’est un exercice prioritairement féminin, ou homosexuel ; un « homme véritable » ne s’exprime pas, il agit ; il y a des lieux pour s’exprimer (le cabinet du psychanalyste, la conversation intime entre amis), et il y a des moments pour le faire (la crise de dépression, l’accès de colère) ; la dimension émotionnelle vient brouiller le message (référentiel), car sa « vérité » est d’apparaître comme ce qu’on est (ou comme l’apparence qu’on souhaiterait avoir) : non pas adéquation entre sujet et objet, mais entre le sujet et lui-même. Livrée à elle-même, la fonction expressive qui vise cette forme de vérité subjective menace évidemment de tomber dans la complainte nombriliste. Mais écartée du langage, elle réduit ce dernier à une négation de soi, à un statut de fantôme subjectif aride, typique d’un certain modèle de virilité.

La fonction conative (ou incitative) a pour vérité son efficacité sur autrui ; c’est le langage de l’autorité, brutale ou insidieuse, et de la hiérarchie, préexistante au message ou se réalisant à travers lui ; c’est le discours performatif des chefs, des pères sévères, des publicistes, des représentants de commerce, des dominateurs, des séducteurs grossiers et des brutes épaisses. Dans de nombreuses circonstances, aujourd’hui, on n’entend plus que cela, sous des formes plus ou moins déguisées.

La fonction phatique a pour vérité le maintien du lien entre le locuteur et l’auditeur. Il s’agit non d’une vérité donnée, trouvée, mais d’une vérité produite (comme pour la fonction conative). Nous sommes dans le vrai quand nous verrouillons la communication avec autrui, et nous en assurons. Elle relève moins d’une véritable communication que d’une méta-communication : la relation prend le pas sur le contenu, la transmission devient son propre objet. Signe manifeste, réactionnel, d’une époque où le dialogue est rompu.

Enfin, la fonction poétique est à comprendre en se référant à l’ancien grec poïesis (ποίησις), qui désignait l’acte de créer. C’est la fonction « noble », « souveraine » du langage, celle qui ne se montre servile ni devant la réalité du monde ni même devant la sienne propre. Elle met en œuvre la dimension d’ouverture et de liberté qui est inhérente au langage humain, et à lui seul. Elle met à profit l’arbitraire du signe, sa valeur métaphorique. C’est elle qui crée ce qu’il est convenu d’appeler le dialogue, la rencontre : de soi avec l’autre, de soi avec soi et de soi avec le langage. Elle est porteuse de cette force de commencement qui crée son propre espace, où la relation pourra se déployer, elle est génératrice de désir. Elle est ce carrefour où toutes les voies sont ouvertes, où le sujet et l’objet ne s’opposent plus : sa forme de vérité se situe exactement en cela. Sa vérité est un enfantement permanent, qui se fait à travers le locuteur et dont il devient lui-même récepteur. Elle est inspirée. Elle est à la portée de tous, mais ils ne sont pas au courant : pas étonnant, puisque tout complote à les convaincre du contraire.

Par ailleurs, les fonctions du langage (hormis la référentielle) peuvent se décliner en langage verbal, ou en langage du corps et de la physionomie, ce dernier établissant la continuité entre le langage humain et celui des espèces animales. A cela s’ajoute l’intonation et le son de la voix, qui se situent aux confins des deux catégories (verbal et corporel) et qui possèdent indubitablement une très grande incidence. Ces diverses formes de langage, verbal et physique, sont exclusives l’une de l’autre dans certains milieux culturels, et au contraire combinées dans d’autres, selon que le milieu s’est plus ou moins éloigné de l’animalité. Il est notoire que le monde protestant, notamment anglo-saxon, s’était identiquement éloigné de l’animalité, comme le montrent ses coutumes culinaires, et de l’expression physique ; de ce fait se répand tôt ou tard une sorte de méfiance désespérée par rapport au langage stéréotypé qui est le sien, méfiance qui ressent le besoin de renouer avec des mimiques et des attitudes corporelles, mais celles-ci, comme retour du refoulé, s’avèrent aussi stéréotypées et impersonnelles que le langage que l’on pensait pouvoir ainsi suppléer. Tout le monde en a fait l’expérience : en coupant le son du téléviseur, on reconnaît néanmoins, dans une scène prise au hasard, s’il s’agit d’une actrice américaine, car ses gestes et ses expressions faciales révèlent instantanément sa nationalité, puisqu’exprimant la même stéréotypie que le langage verbal dont ils sont l’impuissant complément.

On voit aisément ce que ces quatre approches d’une vérité impliquent pour le langage musical.

La fonction référentielle en est universellement exclue (quoi qu’en ait pu penser Richard Strauss, qui s’était vanté de pouvoir transposer une chope de bière en musique).

La fonction conative est essentiellement présente dans la musique « mercenaire », celle qui sert à autre chose et n’en est que le support : la musique de danse, quoi qu’elle puisse être belle et induire des gestes en eux-mêmes expressifs et poétiques, relève néanmoins de cette fonction. La musique militaire ou celle des lobbies d’hôtel s’y réduit entièrement. De façon plus générale, comment ne pas oublier de mentionner ce qu’est devenu « la musique » pour un nombre considérable de consommateurs : un spectacle visuel ? La médiocrité industrielle des musiques de clips ne parvient à exister que parce qu’elle s’accompagne de stéréotypes visuels qui font fantasmer leurs consommateurs. Le réflexe conditionné est tel qu’une écoute de la bande son évoque de façon automatique et détaillée l’imagerie qui va avec. La musique est devenue une bande-son. Cela fait des décennies qu’un adolescent ne peut chanter quelque chose sans mimer le geste du guitariste, qu’il n’est pas, ou du chanteur qui tient le micro, qu’il n’a pas : tout est dans l’image, qui a absorbé le besoin d’un accompagnement physique, en lui-même parfaitement compréhensible. Quand la musique parvient ainsi à imposer un comportement, nous sommes parvenus au triomphe du genre conatif.

La fonction phatique existait déjà dans la musique classique. Depuis plusieurs siècles déjà, le caractère obligatoire d’une coda en forme d’apothéose était parvenu à discréditer bon nombre d’excellentes partitions, un peu comme la scène finale du Don Giovanni de Mozart. Le pianiste Arthur Rubinstein affirmait qu’il savait toujours comment finir un concert, de façon à déchaîner les applaudissements. On peut dire que depuis cette époque, la musique est devenue furieusement rubinsteinienne, tant son début et sa fin s’adressent constamment au public, de façon souvent pataude. Pour sûr que le statut de client marchand ne peut se départir de procédés de cet acabit : le client est roi, ou plutôt doit le croire. C’est pourquoi on « fait des pauses » et on s’adresse à lui, au moyen de banalités qui tendent à vérifier, très involontairement, qu’un musicien ne doit pas savoir parler. Rien de mieux vu que la musique suffisamment simpliste pour que le public puisse reprendre le refrain, ou agiter ses bras avec ou sans briquet allumé. Même le jazz, musique pourtant moins stupide que d’autres, s’est infecté avec cette obsession, et c’est avec nostalgie qu’on se remémore ceux qui en étaient exempts, comme Bud Powell, Thelonious Monk ou le jeune Miles Davis.

La fonction expressive s’avère évidemment prédominante, quoi qu’ait pu en dire Stravinsky. Habituellement, c’est la fonction la moins absente. Même la très mauvaise musique est expressive : elle exprime très bien quelque chose de très médiocre, ou très mal quelque chose qui le serait moins (il y a donc une grande variété de possibilités). Certains ont cherché à remettre en cause cette fonction, mais cela est resté marginal. D’autres ont voulu exprimer une sorte de page blanche émotionnelle, mais c’est encore de l’expression : celle d’un vide désastreux, d’un ennui sans nom, d’une solitude indépassable – autant d’états humains authentiques, autant que le sont la jouissance ou l’euphorie.

Enfin, la fonction poétique se présente comme la fonction la plus discriminante, en musique comme dans le langage verbal. Dans les deux registres, la fonction poétique commence par l’attention portée (de façon réflexive) à la réalité objective du premier élément musical utilisé : sa sonorité, sa morphologie, son caractère équivoque, ses différentes lignes de fuite, son penchant naturel en termes d’enchaînement formel, etc. C’est selon la sensibilité de l’artiste que l’une ou l’autre de ces issues seront choisies, d’une façon prévisible ou d’une façon imprévisible, selon le sentiment qui naît à partir de l’élément. Et, de fil en aiguille, il s’agira de procéder ainsi, en se sentant libre par rapport au « penchant naturel » mis en évidence (comme, par exemple, dans la psychogéographie des situationnistes) : prendre en compte ce qui précède, devenu « le réel », mais sans en devenir l’esclave (le « travailleur », condamné à la répétition). Et, comme l’avait fait observer Günther Anders, loin de transcrire des états affectifs préexistants, la musique est capable d’inventer des tonalités émotionnelles qui n’existaient pas en-dehors d’elle. Creuser son matériau, le faire accoucher des possibles qu’il contient, choisir parmi eux, les développer dans un sens qui exprime leur nature, rester éloigné de la répétition mécanique, s’abstenir de tout formalisme, de toute règle artificielle, développer un premier accord au point d’en faire progressivement un essai, un roman, une pièce de théâtre, un parcours, un voyage, une vie. Laisser son œuvre trouver sa propre temporalité, sa scansion naturelle, déployer l’histoire qui lui est intrinsèque. Toujours prolonger l’instant, et accepter quand on ne le peut pas : le donner à entendre, à comprendre. La musique est ainsi capable d’inventer sa propre vie, de faire ce que ferait un homme débarrassé des contraintes que la société fait peser sur lui tant qu’elle ne lui appartient pas. Cette faculté d’autopoïesis est le modèle d’une production de vérité, du déploiement d’un sujet qui va vers sa propre réalisation et, simultanément, le rappel de l’absence, dans la réalité, d’une telle possibilité. Avec la disparition d’une musique capable de cela, condamnée à mener une existence muséographique, ce n’est certes pas un ferment de transformation sociale qui disparut, mais tout de même un miroir dans lequel l’homme pouvait se voir tel qu’il n’est pas, et tel qu’il pourrait être, une utopie sonore, depuis longtemps combattue par sa dégradation en luxe bourgeois.

Les musiques les plus libres sont probablement celles qui s’émancipent le plus du rythme, celles qui perçoivent et développent leur propre respiration, celles qui osent affronter le silence et lui ménager son espace. Je n’en ferai pas suivre d’exemple.

(27 mars 2016)


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