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Tribune 

Mathieu Simonet : « Combattre le mépris »

Mathieu Simonet

écrivain

Publié le

En accès libre

Contre le règne du clash qui attise les mauvaises passions, l’écrivain lance un appel pour un débat public qui fasse le choix de l’attention, du doute constructif et de la lenteur relative. Il est encore temps de tout mettre en place avant les élections de 2027.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

La première fois que je me suis opposé à ma mère, c’était à propos de Jean-Marie Le Pen. L’émission « l’Heure de vérité » venait de l’inviter à s’exprimer devant des millions de téléspectateurs. C’était inédit. Jamais le président du Front national n’avait été convié à partager ses idées sur un plateau. Il ne représentait alors que quelques milliers de sympathisants. Lui donner un porte-voix, c’était peut-être jouer avec le feu. Les journalistes de l’émission s’étaient divisés en deux clans : ceux qui voulaient absolument l’inviter et ceux qui s’y opposaient fermement. A une voix près, il a finalement été décidé de le programmer.

Devant les locaux de la production, des manifestants, abasourdis par cette mise en valeur d’un homme politique de second plan, déjà condamné pour antisémitisme, s’étaient donné rendez-vous. Du côté des téléspectateurs, on s’entredéchirait. Ainsi, ma mère était catégorique : Jean-Marie Le Pen était dangereux et éloquent ; il ne fallait surtout pas l’écouter. J’avais 11 ans. Je voulais me forger mon opinion par moi-même. J’insistais pour regarder cette émission. Sans succès. C’était il y a quarante ans. Ce matin, pour la première fois, j’ai visionné ce « baptême médiatique » de Jean-Marie Le Pen. Sur les images d’archives, un journaliste l’interroge sur sa société qui édite des chants nazis. Sur René Bousquet, secrétaire général de la police du régime de Vichy, qui a été trésorier de son mouvement pendant presque une décennie.

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A aucun moment, Jean-Marie Le Pen ne se démonte. « Qu’est-ce que vous pensez de l’antisémitisme ?  » lui demande le journaliste. « Si l’antisémitisme consiste à persécuter les juifs à raison de leur religion ou de leur race, je ne suis certainement pas antisémite. Et la Tribune juive notait qu’en trente ans de vie publique, on n’a pu relever qu’une seule déclaration antisémite à mon encontre. Pour autant, je ne me sens pas obligé d’aimer la loi Veil, d’admirer la peinture de Chagall ou d’admirer la politique de Mendès France. Voilà quelle est ma position. » Concernant l’avortement, il assène : « Vous savez comment les fœtus, on les fait disparaître ? On les brûle dans des fours crématoires. » Quant à l’homosexualité, il affirme : « Elle constitue relativement une anomalie biologique et sociale. »

Enfin, et surtout, il martèle ses angoisses sur l’immigration. Il assume avoir déclaré : « Demain, les immigrés s’installeront chez vous, mangeront votre soupe et coucheront avec votre femme, votre fille ou votre fils. » Cette dernière provocation va à l’encontre d’une déclaration des évêques de France qui appelaient à un accueil fraternel des immigrés. Jean-Marie Le Pen, qui prétend défendre les valeurs de l’église catholique, commente cette position ecclésiastique : « Ils se mêlent de ce qui ne les regardent pas ! »

Ce lancement médiatique a ouvert la boîte de Pandore. Le Front national a peu à peu progressé, jusqu’à se hisser au second tour de la présidentielle de 2002. Un million et demi de personnes ont alors défilé dans les rues de France pour faire barrage au Front national. Vingt ans plus tard, la situation a radicalement changé. L’extrême droite est maintenant au second tour, de manière systématique, aux présidentielles. Près de 90 députés ont fait leur entrée à l’Assemblée nationale en 2022. Il y a quelques mois encore, Jordan Bardella contestait l’antisémitisme de Jean-Marie Le Pen (il est revenu depuis sur cette déclaration). En 2024, le FN (devenu RN) a atteint presque 40 % des voix aux élections européennes. Le soir même, le président de la République a décidé, par surprise, de dissoudre l’Assemblée nationale, poussant ainsi l’extrême droite aux portes du pouvoir.

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« On s’engueulera après »

Dans ce contexte, il me semble que deux batailles doivent être menées : à court terme, nous devons empêcher le RN d’accéder au pouvoir, même si ce dernier a édulcoré certaines de ses positions dans la dernière décennie. Pour cela, il est essentiel de recréer, au second tour des élections législatives, un front républicain de LFI au LR, quelles que soient les détestations profondes que nous pouvons, les uns et les autres, ressentir pour tel ou tel. Comme le brandissait une manifestante à Paris le 15 juin dernier sur un bout de carton : « On s’engueulera après ». En pratique, cela signifie qu’au second tour, il ne me semblerait pas raisonnable de maintenir la moindre triangulaire face à l’extrême droite. Dans le contexte actuel, un tel objectif paraît évidemment difficile à atteindre. Néanmoins, l’enjeu historique implique un effort exceptionnel pour se concerter. Cela impliquerait probablement plusieurs conditions, par exemple un accord sur les règles de désignation du premier ou de la première ministre ainsi que des éclaircissements documentés sur les accusations génériques d’antisémitisme de LFI (suivis, le cas échéant, des mesures nécessaires).

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Evidemment, je ne prétends pas dicter aux uns ou aux autres ce qu’ils doivent penser. Au contraire. Comme beaucoup d’entre nous, je suis un amateur en politique. J’ai parfaitement conscience que j’en connais relativement peu en la matière. Pour autant, j’ai des convictions, ce qui est humain et fragile. Et c’est dans doute ce qui explique le caractère explosif du débat politique actuel, à tous les niveaux de la société. Aussi, il est un autre combat essentiel à mener à moyen terme : renforcer nos liens malgré nos différences. Plus de huit millions d’électeurs et d’électrices ont voté pour Jordan Bardella ou Marion Maréchal Le Pen. Je suis persuadé que certains de ces électeurs ne sont pas racistes, antisémites, antiféministes et homophobes. En revanche, beaucoup se sentent méprisés. Et ils ont évidemment des choses à nous apprendre. Dans tous les cas, il n’est pas tolérable d’imaginer une France coupée en deux, qui ne se parlerait plus. Selon moi, il n’a jamais été aussi urgent, alors que l’extrême droite pourrait arriver au pouvoir dans quelques jours ou dans deux ans, d’apprendre ensemble à faire de la politique autrement.

Le désir de nous écouter

Dans son ouvrage (« Votre cerveau vous joue des tours », Allary, 2019), le neuroscientifique Albert Moukheiber explique, de manière éloquente, comment notre cerveau s’invente des histoires pour confirmer nos préjugés. Ce phénomène touche chacun d’entre nous. De manière générale, nous nous sommes habitués à une politique du clash (attisée par les réseaux sociaux), de la sur-confiance en nos opinions politiques et de l’immédiateté de nos réactions. Il est temps de renverser cette triple tendance et de prôner au contraire une politique de l’attention, du doute et de la lenteur. En clair, nous devons créer un environnement pour avoir le désir de nous écouter et non de nous insulter. Par ailleurs, nous devons nous inspirer des outils de la justice pour démocratiser certains de ses principes comme celui du « contradictoire » (qui implique d’écouter les arguments adverses pour y répondre précisément) ou celui d’un « calendrier judiciaire » (pour ne pas confondre le moment où on pose sur la table ses oppositions et celui où, avec un certain recul, on prend position).

Dès à présent, avec mes armes du pauvre, celui d’un écrivain, je lance un appel pour expérimenter cette politique de l’attention, du doute constructif et de la lenteur relative d’ici les élections de 2027. Je rêve, par exemple, que chacun puisse rencontrer quelqu’un qu’il méprise sans le connaître (parce qu’il soutient le Nouveau Front populaire, les macronistes, l’extrême droite ou tout autre parti) pour lui poser cinq questions et l’écouter sans l’interrompre. Ne pas débattre. Juste l’écouter. Eventuellement pouvoir le recontacter une semaine plus tard après avoir assimilé ce qu’il avait à nous dire. Tout cela pourrait être adapté (par téléphone ou en visio ; avec un système d’anonymat si besoin). Un espace pour s’écouter est en effet devenu vital pour la démocratie. Pour la citoyenneté. Pour la fraternité.

Je rêve également, à côté de cet apprentissage de l’écoute, de la création de groupes aléatoires de cinq personnes au maximum, qui ne partageraient a priori pas les mêmes opinions, pour qu’ils analysent les arguments et contre-arguments d’un sujet défini, et ce pendant plusieurs semaines. En clôture, chaque groupe serait invité à rédiger une synthèse qui refléterait, de manière équitable et pédagogue, les différents raisonnements possibles. Au printemps 2027, juste avant les élections présidentielles, un bilan de cette expérience pourrait être présenté, tant sur le plan des idées que sur le plan humain. Toute personne voulant m’aider pour l’organisation de cet « itinéraire bis » pour avancer autrement en politique est évidemment la bienvenue. En attendant, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour ma mère, décédée il y a quinze ans, presque jour pour jour, qui a sans doute eu raison de couper la télévision ce 13 février 1984 à 20 heures 30.

BIO EXPRESS : Mathieu Simonet est écrivain. Il est l’auteur de sept romans autobiographiques. Le dernier, « la Fin des nuages » est paru chez Julliard en 2023.

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