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Exécution de prisonniers arméniens : comment CheckNews a géolocalisé le crime de guerre à partir d’une vidéo

Souvent nous nous intéressons à des images dont le contexte est incertain, ou débattu. C’est le cas, récemment, des vidéos d’exécutions de soldats arméniens, par des soldats azerbaïdjanais. Authentifier ces contenus nécessite parfois de les (géo)localiser grâce à des éléments disponibles en sources ouvertes.
par Alexandre Horn et Fabien Leboucq
publié le 5 octobre 2022 à 12h55

Qui ? Où ? Quand ? Pour des articles de vérifications comme pour des enquêtes, les journalistes sont régulièrement confrontés à des photos ou vidéos circulant en ligne, montrant des actes parfois criminels, mais dont les circonstances et notamment le lieu de captation sont incertains, voire parfaitement inconnus. Comprendre les images et les faire parler nécessite d’abord de localiser l’endroit où elles ont été enregistrées. C’est ce que nous avons fait récemment pour déterminer où a été filmée cette vidéo montrant un crime de guerre à la frontière de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan – au cours duquel sept prisonniers de guerre arméniens ont été tués par les forces azerbaïdjanaises. L’intérêt de cette démarche excède parfois les enjeux de l’information du public. Le journaliste au New York Times, Christian Triebert a rappelé l’importance, en temps de conflit, d’une telle géolocalisation : «L’Azerbaïdjan a promis d’engager des poursuites si la vidéo est authentique, ce qui rend cet effort de géolocalisation important pour montrer que les preuves vidéo peuvent être vérifiées.»

Cette pratique de «géolocalisation» est éprouvée de longue date, notamment par des journalistes. Elle fait partie d’un éventail de techniques dites d’Osint (Open Source Intelligence, «renseignements en sources ouvertes»). Travailler en sources ouvertes consiste parfois à utiliser des outils, mais aussi, et surtout, à suivre une certaine méthodologie. Voici celle qu’a employée CheckNews pour localiser l’endroit où a eu lieu le crime de guerre cité plus haut.

Première étape pour localiser une image : circonscrire, à partir de ce qu’elle montre et ce que ses canaux de diffusion numériques (ou commentaires qui l’accompagnent) permettent d’en savoir, les lieux où il est probable qu’elle ait été enregistrée.

En l’espèce, CheckNews a été sollicité concernant des images censées montrer l’exécution de prisonniers de guerre par les forces azerbaïdjanaises. Rapidement, nous retrouvons une vidéo montrant une telle scène, dans un canal Telegram de nationalistes arméniens (qui s’indignent du crime de guerre) mais aussi dans des canaux pro-azerbaïdjans (qui s’en réjouissent, ou renvoient à des crimes arméniens).

Ce n’est pas suffisant, mais cela tend à indiquer que ces images proviennent bien du conflit. Les uniformes, la langue parlée, ou encore le paysage montagneux, convergent également vers l’hypothèse d’une vidéo émanant des affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Pour être sûr que les images sont bien récentes, et ne datent pas d’un autre conflit, nous cherchons s’il existe des occurrences de cette scène avant septembre – ce qui correspondrait à la période où le crime de guerre a été commis, d’après certains médias de la région qui en font part. Ce type de contenu circule généralement entre soldats dans des canaux privés, avant d’être diffusé publiquement. Dans le cas qui nous intéresse, nous trouvons seulement trace de la vidéo du massacre à partir du 1er octobre. Ce qui est compatible avec le fait qu’elle ait été enregistrée le 13 septembre, d’après différentes sources officielles.

La méthode de géolocalisation suit ensuite la forme d’un entonnoir. La deuxième étape consiste à réduire la zone de recherche autant que possible. Sur Telegram, certains commentateurs de la vidéo mentionnent un massif montagneux, à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, à côté du lac de Sev.

Connaître l’heure d’enregistrement des images peut aider à savoir dans quelle direction chercher, et donc réduire d’autant le champ des possibles. La vidéo montre un soleil rasant, donc en train de se lever, ou de se coucher. Or, il est question dans les commentaires d’un hypothétique assaut à l’aube. Nous en faisons une hypothèse de travail : le soleil dans la vidéo se lève, il est donc situé en direction de l’est.

Avec un outil comme Suncalc, on peut être encore plus précis. On y voit que, dans la zone qui nous intéresse, le lever de soleil le 13 septembre (date du début de l’assaut azerbaïdjanais, et avant laquelle il est peu probable que la scène ait eu lieu) a lieu plein est.

Dans la vidéo, le soleil est sur la droite de la personne qui filme. On peut donc considérer qu’elle a son objectif braqué dans la direction du nord /nord-est.

Nous avons donc désormais comme hypothèses de travail que l’endroit où les exécutions ont eu lieu se situe dans le massif montagneux à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, à côté du lac de Sev. Et qu’on y voit, quand on regarde en direction du nord /nord-est, une ligne d’horizon composée de trois reliefs (ceux qu’on distingue sur la vidéo).

Reste maintenant à comparer les images disponibles en ligne de cette zone, avec ce que montre la vidéo. L’outil le plus connu pour se projeter à un endroit où l’on n’est pas est la «streetview» de Google Maps. Mais de nombreux endroits sur le globe n’y sont pas répertoriés, comme le massif sur lequel nous travaillons. L’équivalent russe de Google, Yandex, n’est pas non plus d’une grande aide, compte tenu de l’isolement de la région. Etant donné que la zone de recherches est montagneuse, nous utilisons dans un premier temps Google Earth, qui permet de matérialiser les reliefs. Mais surtout PeakVisor, pour figurer très précisément les montagnes.

Dans ces outils, nous nous déplaçons virtuellement avec deux impératifs : rester à proximité du lac de Sev, sur une crête, et uniquement en «regardant» vers le nord-est, comme la personne qui filme. Nous comparons en permanence ce que nous voyons avec une vue panoramique du lieu où est tournée la vidéo, réalisée à partir de plusieurs captures d’écrans juxtaposées.

Rapidement, nous trouvons un point de vue accessible ici sur PeakVisor ou sur Google Earth, où la ligne de crête en arrière-plan ne laisse que peu de place au doute. Au fond à gauche domine le «Petit Ishkanasar» (avec une sorte de petit creux à un son sommet), puis à sa droite, vers l’est, un plus petit relief, et un autre encore un peu moins haut un peu plus à droite.

Avantage de PeakVisor, en plus de la précision de ces données : la course du soleil, et donc l’endroit où il se lève, est matérialisée clairement sur le site internet (il s’agit de la ligne jaune sur la capture d’écran ci-dessus). Cette trajectoire colle avec ce que l’on voit dans la vidéo : un lever de soleil sur la droite de la ligne de crête.

Consultés à la cantonade via Twitter, plusieurs spécialistes du travail en sources ouvertes ont estimé notre localisation comme certaine, et l’ont complétée. Cette validation par les pairs signe la tendance collaborative des adeptes de ces méthodes de travail. Qui sont parfois réunis dans des structures comme l’association française OpenFacto (dont nous sommes adhérents), ou l’organisation Bellingcat (dont est membre le journaliste du Times cité plus haut)

Un autre outil permet de se représenter l’activité de la zone où se déroule la vidéo : les images satellites. Celles librement accessibles de Sentinel Hub montrent ainsi qu’au cours de l’année écoulée, autour du lieu où s’est déroulé le crime de guerre, de très nombreux sentiers, visibles depuis l’espace, sont apparus. Ces éléments attestent de la militarisation de la zone. L’une de ces pistes les plus récentes se dessine entre le 13 et le 18 septembre (dates des deux clichés disponibles). Preuve que les jours autour des faits (censés s’être déroulés le 13 septembre), de nouvelles positions apparaissaient dans cette zone frontalière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Des images satellites plus précises (et payantes) de la zone nous ont également été transmises par une source s’intéressant au sujet. Problème : il y manque les quelques dizaines de mètres de carré où s’est déroulée l’exécution. Mais peut-être que d’autres clichés viendront bientôt montrer ce qu’il s’est passé exactement, le 13 septembre, dans les montagnes du lac de Sev.

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