La newsletter de M Le magazine du Monde fait peau neuve. Pour vous abonner gratuitement, rendez-vous ici. D’abord, c’est la fièvre révolutionnaire qui saute aux yeux. Un remake moderne de La Liberté guidant le peuple, le célèbre tableau d’Eugène Delacroix inspiré de la révolution de juillet 1830, à Paris, qui renversa le roi Charles X. Une fourgonnette a remplacé la barricade, mais la pyramide humaine est là, en liesse. Le drapeau aussi, brandi par les Portugais telle la Marianne de la toile. Dans ce cliché pris le 1er mai 1974 dans les rues de Lisbonne par le photographe franco-haïtien Gérald Bloncourt (1926-2018), c’est bien de liberté qu’il s’agit. Mais aussi d’un peuple.
Quelques jours plus tôt, aux premières heures du 25 avril, l’armée portugaise lance un coup d’Etat contre le régime dictatorial, en voie de déliquescence, instauré en 1933 par António de Oliveira Salazar (mort en 1970). Or rien ne se passe comme prévu. Au lieu de se terrer chez elle, la population descend dans la rue et va au-devant des soldats. A l’approche du marché aux fleurs, elle s’empare de brassées d’œillets pour les distribuer aux militaires insurgés, lesquels ne tarderont pas à les enfiler dans le canon de leur fusil.
Ami proche de Gérald Bloncourt, l’écrivain et ancien cinéaste installé à Paris José Vieira, 66 ans, conserve un souvenir acéré des événements. « Pendant les quarante années qu’a duré la dictature, des foules hypnotisées étaient convoquées aux défilés de Salazar, cette espèce de curé à voix de fausset qui, au demeurant, avait horreur des rassemblements et semblait toujours gêné, ne sachant comment se tenir en public, relate le réalisateur de nombreux documentaires pour la télévision française. A partir du 25 avril, ces foules se transforment en peuple, un peuple en marche, criant des slogans. Un peuple qui, à partir du 1er mai, va occuper des terres et des usines, pour abattre le régime, avec le soutien des militaires. »
« Des applaudissements au passage des camions militaires »
Gérald Bloncourt avait réussi, le 28 avril 1974, à sauter dans la caravelle qui ramenait de Paris à Lisbonne Álvaro Cunhal, secrétaire général du Parti communiste portugais, alors exilé en France. Durant le vol, les militants qui rentraient au pays entonnaient des chants révolutionnaires en tapant du pied avec énergie, au point d’effrayer le commandant de bord, racontera le photographe dans un livret édité en 2019 pour l’exposition Pour une vie meilleure, au centre culturel La Lanterne, à Rambouillet : « Arrivés sans visa, nous fûmes accueillis par une foule énorme qui entourait des chars de l’armée en révolte. Cunhal, hissé sur l’un d’eux, harangua ses partisans. » Gérald Bloncourt enchaîna ensuite les nuits blanches pour immortaliser « les rires, les pleurs, les fleurs aux canons des fusils, les rencontres entre des prisonniers fraîchement libérés, les applaudissements au passage des camions militaires chargés de soldats souriants ».
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